Inventer un nouveau système alimentaire est la condition première pour restaurer l’habitabilité de la terre. Car si manger est une fonction centrale qui croise toutes les dimensions de la vie, reflète toutes les actualités sociales, économiques, culturelles, écologiques, le régime d’exploitation actuel est responsable, entre autres dégâts, d’une dégradation alarmante du sol qui nous nourrit. Pourtant des alternatives existent ! Culture & Démocratie se penche sur les pistes concrètes qui rendent possible un futur où tout le monde mangerait à sa faim, sainement, une alimentation juste et savoureuse, pour poser les bases d’un modèle culturel respectueux des droits humains. Nous participons à la réflexion via un entretien avec Line Nguyen, animatrice et formatrice qui y développe l’approche systémique de l’alimentation. Bonne lecture !
Dans ses derniers journaux consacrés au Temps, aux Territoires, aux Récits et aux Rituels ainsi que dans le récent Neuf essentiels pour des politiques culturelles réparatrices, Culture & Démocratie creuse l’hypothèse qu’il convient d’élaborer un nouveau modèle culturel à l’échelle de la planète. Un modèle non plus basé sur la domination de quelques-un·es sur l’ensemble des habitant·es de la terre, mais reposant sur les interdépendances et la mise en commun des savoirs, des savoir-faire, des ressources naturelles.
Inventer un nouveau système alimentaire est la condition première pour restaurer l’habitabilité de la terre. Car si manger est une fonction centrale qui croise toutes les dimensions de la vie, reflète toutes les actualités sociales, économiques, culturelles, écologiques, le régime d’exploitation actuel est responsable, entre autres dégâts, d’une dégradation alarmante du sol qui nous nourrit. Pourtant des alternatives existent ! Se pencher sur les pistes concrètes qui rendent possible un futur où tout le monde mangerait à sa faim, sainement, une alimentation juste et savoureuse, c’est poser les bases d’un modèle culturel respectueux des droits humains. C’est aussi poser le cadre pour créer ensemble une nouvelle manière de faire monde selon des processus plus démocratiques.
Mais que veut dire se nourrir ? Quels sont les impacts du modèle actuel sur l’environnement, les inégalités sociales, la santé et ses couts ? Comment se nourrir demain en tenant compte du dérèglement climatique et des ravages causés par l’extractivisme ? Comment inscrire la façon dont on se nourrit dans la réflexion et l’action politique ? Ce Journal de Culture & Démocratie n°58 propose quelques pistes concrètes pour construire un autre modèle culturel de l’alimentation, qui permette à toutes et tous de manger mieux en prenant soin de nos environnements.
Nous participons à la réflexion via un entretien avec Line Nguyen, animatrice et formation qui y développe l’"approche systémique de l’alimentation" (à lire ci-dessous ou en cliquant ici).
Tout le journal est disponible par ici : https://www.cultureetdemocratie.be/numeros/nourrir-se-nourrir/
Bonne lecture !
Pour une approche systémique de l’alimentation
Entretien avec Line Nguyen, animatrice et formatrice à Rencontre des Continents asbl
Manger, c’est plus que manger. Si l’industrialisation fait perdre le contact avec la réalité de ce qui nous nourrit, l’éducation permanente reconnecte avec toutes les dimensions du bien manger, sociales, économiques, écologiques, spirituelles. Avec ses ateliers de cuisine, ses formations, ses jeux participatifs, l’asbl Rencontre des Continents aide chacun·e à se rapproprier ce que manger veut dire : se positionner dans la chaine du vivant. Un travail de sensibilisation diversifié et passionnant, indispensable pour encourager les citoyen·nes à soutenir les alternatives à l’agro-industrie, les pratiques respectueuses de la biodiversité, cuisiner autrement, s’insurger contre l’insécurité alimentaire systémique. De l’éducation aux actes !
Propos recueillis par Maryline Le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie.
Pourriez-vous présenter l’asbl Rencontre des Continents ?
Rencontre des Continents (RdC) est une asbl reconnue en éducation permanente depuis 2016. Créée il y a plus de 15 ans, elle est au croisement de plusieurs courants éducatifs : éducation à la citoyenneté mondiale, à l’environnement, éducation populaire. Nous proposons des espaces de sensibilisation pour le grand public ainsi que des formations pour les professionnel·les. Les formations et les ateliers cuisine pour le grand public ont pour objectif d’ouvrir des portes, de semer des graines, de provoquer des questionnements sur notre société à partir de l’alimentation : que pouvons-nous faire ? Comment, alors que notre société vit un bouleversement climatique, re-créer des liens plus respectueux au vivant, que se soit avec les autres êtres humains, les plantes que l’on mange ou les animaux ?
Vous utilisez la thématique de l’alimentation comme porte d’entrée vers une compréhension plus globale des enjeux actuels : que veut dire « se nourrir » selon vous ?
Pour nous, « se nourrir » va bien au-delà de la simple dimension nutritive. Ce que nous mangeons et surtout ce que nous avons (ou non) le choix de mettre dans notre assiette est une question très concrète à laquelle tout le monde peut répondre en partant de sa propre expérience. De là, nous pouvons nous poser de nombreuses autres questions : qu’est ce qui fait qu’on se nourrit d’une telle façon ? En animation, on utilise beaucoup un photo langage intitulé À table, qui est composé des photographies de familles de différents pays avec tout ce qu’elles mangent et boivent pendant une semaine. C’est un support très intéressant qui permet de parler de culture, de santé, de modèles familiaux mais aussi d’accès économique ou simplement géographique à certain aliment. Il y a énormément de différences en fonction d’où l’on vit. L’alimentation est une thématique qui permet d’aborder de nombreuses questions qui relèvent de la citoyenneté. Nous parlons d’alimentation écologique car se nourrir est en lien très étroit avec notre façon de nous relier au reste du vivant : les plantes et les animaux que nous mangeons, la façon dont on les cultive ou on les élève, les sols, l’eau, le climat, les êtres humains qui cultivent, transportent, transforment, vendent pour que tout cela arrive jusque dans notre assiette, leurs conditions de travail,… Tout ce système alimentaire est également organisé selon des décisions économiques et des politiques nationales et internationales. Se nourrir relève aussi d’aspects très personnels comme les préférences alimentaires, les quantités, les « problèmes » de santé (allergie, diabète ou autres) ou même les émotions. En déroulant le fil de notre assiette, nous pouvons nous questionner sur des sujets intimes ou plus globaux. Nous avons choisi de travailler particulièrement les enjeux politiques et écologiques. Nous formons également des acteur·ices du secteur de la santé et du social qui souhaitent utiliser la thématique de l’alimentation. Se nourrir, c’est se positionner dans la chaine du vivant, se questionner sur son alimentation c’est se positionner en tant qu’acteur·ice d’un modèle de société et construire un pouvoir d’action sur ce dernier.
Dans vos formations, faites-vous une présentation globale des dérives du modèle agro-industriel dominant ou considérez-vous que c’est acquis ?
Le réchauffement climatique en Europe fait heureusement un peu moins débat qu’aux États-Unis. Il y a des choses qui sont de l’ordre de l’acquis mais d’une façon un peu superficielle. Peu de gens connaissent vraiment les impacts de l’alimentation sur le dérèglement climatique et la chute de la biodiversité. Comment ça se passe ? Quels sont les acteur·ices de ce système ? Où se situe-t-on ? Pour travailler ces impacts nous utilisons un jeu qui s’appelle Le jeu de la ficelle de l’alimentation. Il a été développé par Daniel Cauchy, fondateur de RdC et qui a posé les bases systémiques de la thématique de l’alimentation dans l’éducation à l’environnement et à la citoyenneté. Les participant·es se voient attribuer un rôle sous forme d’une petite carte « identité ». Par exemple, je suis un aliment et une autre personne sera le pétrole, le supermarché, la publicité, un agriculteur ou une agricultrice, etc. Le jeu permet de mettre en lumière les principaux impacts sociaux, environnementaux, culturels, sanitaires et la façon dont ils sont interconnectés. On voit alors que des crises sanitaires comme par exemple celle déclenchée par l’épidémie de Covid-19, ou des crises environnementales comme la déforestation en Amérique du Sud, ou encore les grosses sécheresses et les inondations sous nos latitudes ne sont pas des phénomènes isolés. Ce sont les conséquences d’un système globalisé, capitaliste, extractiviste, dans lequel tout est interconnecté et interdépendant. Ce réagencement des idées vient interpeller les personnes qui suivent nos formations, que se soient les professionnel·les ou le grand public. Certaines personnes arrivent aussi avec beaucoup de connaissances. C’est ce qui est génial avec l’éducation permanente : nous nous basons sur ces savoirs et nous contentons de faire le liant en apportant un regard systémique.
L’approche systémique permet de modéliser des cartes pour décoder notre environnement. C’est une approche profondément interdisciplinaire qui, sur la thématique de l’alimentation, cherche à décloisonner les savoirs et faire des liens entre les pratiques agricoles, la vie des sols, l’économie, la réalité sociale et économique, l’approche territoriale, les déserts alimentaires en ville, la culture et l’identité culturelle, etc.
Pourriez-vous expliquer davantage ce « regard systémique » ?
L’approche systémique est une méthode, un regard posé sur nos mondes. Pour Daniel Cauchy, à l’initiative de cette pédagogie dans notre asbl, l’approche systémique permet de modéliser des cartes pour décoder notre environnement. C’est une approche profondément interdisciplinaire qui, sur la thématique de l’alimentation, cherche à décloisonner les savoirs et faire des liens entre les pratiques agricoles, la vie des sols, l’économie, la réalité sociale et économique, l’approche territoriale, les déserts alimentaires en ville, la culture et l’identité culturelle, etc. Comment considérer l’écologie, l’anthropologie, la politique, les pratiques agricoles, la géopolitique pour parler d’alimentation ? Si on ne décloisonne pas toutes ces disciplines, la réflexion et les savoirs sont très pauvres. On parlerait seulement de recettes et de nutrition, et ce ne serait pas très intéressant pour nous, association d’éducation permanente. C’est le décloisonnement des approches de/savoirs sociaux sur l’alimentation qui amène le sens et la richesse des réflexions. Quelle carte est la plus pertinente pour décoder le système capitaliste dominant dans lequel on vit ? La méthode systémique nous parait très pertinente pour réaliser ce décodage et pour comprendre où peut se trouver notre pouvoir d’agir.
Quelles alternatives valoriser pour se nourrir demain ?
Le point central de nos formations c’est qu’il n’y a pas qu’une seule réponse. Il faut sortir de la standardisation qui est l’une des valeurs caractéristiques du système alimentaire actuel. Les solutions sont locales et dépendent des territoires et des populations qui les occupent. Notre travail est d’aller soulever des questions et des réflexions chez les personnes, puis de les faire se rencontrer. Elles captent les liens à faire entre telle ou telle initiative, ce qui se passe dans leur quartier ou ce qui manque et ce qui reste à créer. C’est un travail de fourmi et de réveil des fourmis, comme l’indique notre slogan : « Nourrir l’engagement ! » Que chacun·e trouve un ancrage à travers cette thématique de l’alimentation, à travers un territoire et un tissu social et économique pour faire émerger des alternatives. Il n’y a pas de solution toute faite mais à Bruxelles il y a des dizaines voire des centaines d’alternatives de quartier en alimentation durable, en accès à l’alimentation pour toutes et qui travaillent en réseaux.
C’est un moteur d’engagement, car (bien) manger est un besoin primaire, viscéral. Cela nous renvoie à quelque chose de très intime aussi.
Sur votre site, il est écrit que « l’alimentation permet des engagements individuels et collectifs plus concrets ».
Tout à fait ! L’alimentation est un thème pour s’ancrer, qui nous permet d’avoir des considérations philosophiques sur notre place d’être humain dans le monde, notre lien au vivant. On pourrait proposer un cours de géopolitique où l’on parlerait des politiques de libre-échange et de l’Organisation mondiale du commerce, mais tout le monde ne viendrait pas. Alors que si l’on parle de « bouffe », ça va intéresser beaucoup plus de gens : ils vont se sentir concernés et légitimes de parler comme experts de la question puisqu’au final, tout le monde mange. C’est ce que nous appelons une « anecdote pédagogique ». Par exemple, poser la question « quel est votre repas idéal ? » permet de faire émerger des notions beaucoup plus abstraites quand on déroule ce fil de liens systémiques.
De la même façon, quand on organise des ateliers cuisine au CPAS d’Ixelles, on se rend compte que les mamans savent à quel point c’est important pour leurs enfants. C’est un moteur d’engagement, car (bien) manger est un besoin primaire, viscéral. Cela nous renvoie à quelque chose de très intime aussi. Les ateliers cuisine sont un outil, pas une fin en soi. L’objectif n’a jamais été d’apprendre aux gens à se nourrir et à faire à manger. Ils savent déjà tout cela. Le but est d’être ensemble, de créer du lien et de la convivialité. On décide d’une recette et on commence à discuter. On découvre des choses que certain·es connaissent et d’autres pas, on est apprenant·e ou transmetteur·ice. D’une fois à l’autre, les rôles s’inversent. On vise l’autonomie et pour cela, ce qui fonctionne très bien, ce sont par exemple les tartinades végétales. On va se demander : « Qu’est-ce que j’ai dans mon frigo ? » Un reste de lentilles, des brocolis de la veille déjà assaisonnés ou pas, des épices,… En mixant tout cela, on obtient une tartinade qui apporte des protéines et des fibres et qui fait un repas complet. Ça permet de questionner le fait de manger moins de viande en la remplaçant par des légumineuses. Mais aussi de pourquoi manger ce pain-là et pas un autre ? Pourquoi on ne met pas de tomates dans notre tartinade d’hiver ? Avec une tartinade ou une salade, une lasagne ou n’importe quel plat qu’on cuisine ensemble, on va pouvoir faire ce que l’on appelle de la cuisine écologique et politique.
Votre association travaille avec des partenaires qui luttent contre la précarité alimentaire. Est-ce qu’un travail collectif sur cette question vous semble nécessaire ?
Dans notre pays, l’insécurité alimentaire a explosé depuis l’épidémie de Covid-19. Aujourd’hui ce sont 600 000 personnes qui ont recours à l’aide alimentaire chaque année en Belgique (fédération des services sociaux). À ce chiffre, il faut ajouter toutes celles qui ont faim mais ne demandent pas d’aide. Il faut interpeller et apporter une réponse politique à ces situations de précarité. Nous trouvons important de travailler avec tous les collectifs qui luttent contre la précarité alimentaire, avec les services sociaux ou encore avec FIAN Belgium qui étudie et milite pour le droit à l’alimentation, afin de visibiliser le fait que même dans un pays riche comme le nôtre, beaucoup de personnes ont faim.
Le projet de la sécurité sociale alimentaire1 est une des réponses collectives sur laquelle nous travaillons pour que toutes et tous aient accès à une alimentation de qualité. C’est un projet qui réunit de nombreux partenaires très différents : associatifs, des milieux de la santé, des institutions publiques, des acteur·ices économiques pour la distribution et la revente, des producteur·ices. Plusieurs projets pilotes sont déjà lancés et ont eu des retombées très positives. Par exemple à Schaerbeek où le CPAS a alloué un chèque de 150 euros par mois à 70 personnes à dépenser à la BEES coop (une épicerie coopérative solidaire). Un an après, certain·es bénéficiaires affirment que le projet a changé leur vie. Il n’est pas uniquement question de bien manger mais aussi de créer du lien, de se sentir appartenir à cette coopérative, au même titre que tou·tes les autres membres non bénéficiaires.
Si l’alimentation est une porte d’entrée pour comprendre le monde, quelles nouvelles thématiques RdC souhaiterait travailler demain ?
La question des dominations systémiques – capitalisme, racisme/colonialisme, patriarcat – est en réflexion depuis longtemps, mais on a encore du mal à nommer ces dominations et à mobiliser ces problématiques dans nos formations. Cette année, lors de notre forum annuel– moment où l’on parle d’une thématique assez large –, nous nous sommes questionné·es notamment à partir de l’ouvrage de Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. En quoi notre société et notre système alimentaire sont-ils extrêmement coloniaux ? Dans les faits, beaucoup de multinationales occidentales se servent sans contrepartie. Ce sont toujours les mêmes territoires et les même corps qui sont exploités. De la même façon, les questions féministes sont elles aussi à travailler, que ce soit leur place dans l’assignation aux taches ménagères liées à la cuisine et leur place dans agriculture. Dans la majorité des pays sur cette planète, la plupart des agriculteur·ices et des paysan·nes sont des femmes. Ce sont elles qui plantent, récoltent, vont chercher l’eau. La souveraineté et la sécurité alimentaires des familles reposent sur elles. Les hommes sont à la tête des grosses exploitations pour l’exportation mais celles qui nourrissent et maintiennent en vie les familles, ce sont les femmes. C’est une revendication importante dans le paradigme agroécologique : comment aborder ces dominations systémiques à travers l’assiette ?