Jean et Fabienne, point de rupture
Si vous avez manqué l’épisode n°1, il se trouve ici : Jean et Fabienne, dispute de couple
Ils se sont rencontrés en manif il y a deux ans (où Fabienne chantait dans une chorale ; c’est plus gai que de marcher en rang d’oignons dans ces manif-processions où tout le monde s’emm... et finit par parler de tout sauf de la cause défendue). Fabienne a suivi Jean au début de leur rencontre (réunions de militants, distribution de tracts, actions de désobéissance civile...) mais peu à peu, elle a pris un autre chemin… un fossé depuis entre eux s’est creusé.
Parmi les incompréhensions entre Jean et Fabienne, leur conception et incarnation respective du changement.
Jean s’intéresse au vrai Changement, pas aux petits aménagements. Sans le grand Changement, aucun des petits problèmes de la vie ne pourrait trouver de solution. Le Changement doit construire La solution qui éradiquera les problèmes. Le temps est celui de l’action volontaire. Jean donne d’ailleurs beaucoup de son temps aux actions militantes. Pas toujours simple à conjuguer avec son travail (il fait du plaidoyer dans une ONG) et sa vie privée mais Jean veut mettre sa pierre à l’édifice. Il croit au Grand Soir et sait qu’il faut créer le moment décisif de la bascule : le moment de la victoire sur l’ennemi, le moment du renversement, de la révolution. Sa culture du changement est pensée en termes de produit, d’issue, de rupture et de résultat. Et l’acteur du changement, c’est l’Homme ou quelques autres êtres bien identifiés : les défavorisés, les exploités (il a renoncé au vocable « le prolétariat », trop « coco » à son goût), les exclus. Face aux grands défis, il pense que l’Humanité va reprendre son destin en main et enfin mettre fin aux injustices. Car le but est la justice : enfin répartir le gâteau équitablement. Et comme cela est un problème politique, il faut une autre politique ! Créer un autre pouvoir s’avère crucial pour prendre les bonnes décisions. Jean est convaincu que l’homme crée son avenir, que le monde dépend de ses actions, de ses choix, des orientations qu’il choisit.
Pour lui, le changement naîtra de son engagement, de son combat car « tout se conquière par la lutte et la lutte éduque les gens ». Jean sait qu’il faut en finir avec le vieux monde, dépasser le capitalisme, travailler à la convergence des luttes. Ce but sous-tend toutes ses actions.
Pour Fabienne, c’est un peu plus flou et complexe. Elle mélange les ennemis extérieurs et intérieurs… et se méfie des grands buts. D’ailleurs son prof de yoga lui a cité la Bhagavad-Gitâ : « N’agis pas en vue du fruit de l’acte ». Elle pense que c’est construire des cheminements qui importe, et que les impasses dans lesquelles nous sommes, demandent de réinventer la vie par le menu et dans toutes ses facettes. Elle a commencé par ralentir son rythme de vie et aujourd’hui, elle se méfie des Grandes actions qui vont changer le cours du monde, se racontant que l’on ne maîtrise jamais les résultats de ses actes. Elle s’intéresse davantage aux transformations silencieuses et immanentes, la plupart des grands changements s’inscrivant dans des processus souvent imprévisibles, longs et incertains (et nos habitudes de pensée, voire même notre vocabulaire, abordent difficilement ces processus lents, ces glissements qui se font sans bruit). D’ailleurs, pour elle ce ne sont pas « les hommes » qui dirigent l’histoire. Beaucoup d’êtres étranges agissent avec eux ; elle serait même un peu animiste, imaginant des puissances d’agir indépendantes des volontés humaines (le système technique par exemple, qui oriente et détermine bien des choses). Il y a de multiples actants dans son monde !
La qualité du chemin est donc fondamentale pour elle, le changement ne se maîtrise pas, il émerge, arrive, se déploie. Fabienne accepte qu’à certains moments des ruptures, des sauts s’accomplissent, mais elle sait que ceux-ci viennent sans qu’on puisse les diriger. Pour elle changer le monde, c’est aussi se changer elle-même, travailler à ses désirs, interroger ses inclinations, nourrir certaines idées et renoncer à d’autres, pourvoir danser avec l’incertitude. Le changement est ainsi permanent pour elle, de l’ordre de processus multiples et décentralisés. Elle a renoncé à la maîtrise des évolutions en cours et a choisi de se situer en eux, de s’adapter sans cesse. S’inspirant du mode de pensée oriental, elle préfère œuvrer au sein de la propension de la situation et des « poussées » qui y oeuvrent. Pour elle, il ne s’agit donc plus de « prendre le pouvoir », mais de multiplier des « noyaux » de micros changements, de créer d’autres mondes dans celui-ci !
Si ce sont des valeurs communes et une volonté de changement qui ont réuni Jean et Fabienne, leur relation s’essouffle aujourd’hui dans l’incarnation de ces valeurs respectives…
Comment les vivre, les inscrire au quotidien dans les gestes, les attitudes, les comportements, dans les relations à soi et aux autres ?
Se retrouveront-ils ? Quel(s) pont(s)construire entre eux ? Toute idée ou proposition est la bienvenue !
Par Popol et Virginie,