A la rencontre de Ahmed Ouamara Directeur de l’AMO Alhambra

 
Ce mois-ci, nous sommes allés à la rencontre de Ahmed Ouamara, directeur de l’AMO Alhambra et actif depuis plus de 20 ans sur le quartier de Cureghem, pour mettre en perspective la situation dans les quartiers dits « populaires » et prendre du recul suite aux violents événements qui ont eu lieu.
 


L’asbl Alhambra est une institution qui a plus de 20 ans et qui a vu le jour suite aux émeutes de 1997. C’était, au départ, une maison de quartier qui a eu, part la suite, l’opportunité d’être reconnue en tant qu’AMO (service d’Action en Milieu Ouvert) et travaille aujourd’hui avec des jeunes de 0 à 22 ans, et donc, des familles.


Ahmed est né et a grandi dans le quartier populaire. Il a ensuite voulu partir à la découverte d’autres réalités grâce, entre autre, à des échanges internationaux. Après avoir acquis de l’expérience de travail à Ixelles (tout en ayant assuré la présidence de l’association), il a décidé de revenir à ses racines pour renouer avec le terrain qui l’a vu grandir en devenant directeur de l’AMO.
 
C.H. (Cédric Hellemans, animateur chez Rencontre des Continents)  : En quoi consiste votre travail, en quelques mots ?
 
A.O. : Le travail d’AMO, c’est surtout un travail de prévention. il faut savoir que dans l’aide à la jeunesse, la plupart des services sont mandatés. Nous, nous sommes "non-mandatés", donc on travaille à la demande du jeune et des familles. C’est donc un travail en amont autour de différentes thématiques, ça peut être des problématiques telles que les difficultés scolaires, le décrochage, les violences familiales... Des questions de la vie de tous les jours, des soucis que les familles et les jeunes peuvent rencontrer, ici, dans le quartier de Cureghem. C’est vraiment un travail de première ligne, avant que les problèmes n’apparaissent. A mon niveau, après avoir acquis de l’expérience autre part, notamment à Ixelles, j’ai eu envie de revenir travailler ici.
 
C.H. : Pourquoi ?
 
A.O. : Ben, parce que je me sens redevable. il y a cette envie de revenir là ou tout à commencé. C’est ici que j’ai été formé, que j’ai pris conscience des réalités. Puis je me suis dit : « C’est la moindre des choses, de revenir et d’apporter une partie de mon expérience  ». Et ce qui est intéressant, quand tu as travaillé en dehors de ton quartier, de là où tu es né,c’est que tu peux avoir une forme de recul, t’intéresser à des choses qui ne vont pas nécessairement susciter ton intérêt quand tu grandis ici. Par exemple, l’agro-écologie, l’apiculture, le bien être alimentaire et tout ça. Ce sont des choses qui m’ont intéressé parce que j’ai été voir ailleurs, j’ai fait des échanges internationaux, etc. Donc, j’ai acquis tout ça à l’extérieur. Parce qu’ici, il faut être réaliste, on était enfermé dans un espèce de carcan.
 
C.H. : Vous avez co-écrit un article dans Le Monde Diplomatique « Avec les jeunes de Bruxelles enfermés dans leur quartier » en 2008. un article du Vif, en 2015, revient dessus, après qu’il ait tourné sur les réseaux sociaux, en disant qu’il est encore vraiment d’actualité. Aujourd’hui même, lorsqu’on le lit, on se dit qu’il aurait pu être écrit hier. Rien ne change à Cureghem ?
 
A.O. : Cet article date. Depuis, nous avons fait un travail avec une approche plus scientifique sur le sujet avec l’ULB, avec Andrea Réa. Les jeunes des quartiers comme Woluwe ou Uccle ont parfois des activités à l’autre bout de la ville, ils ont un cours de musique à Schaerbeek, sortent à Bruxelles-ville et font du shopping à Ixelles et du sport à Auderghem. Les jeunes d’ici sortent effectivement moins de leur quartier. C’est paradoxal parce que beaucoup d’entre eux ont voyagé à l’autre bout du monde, en Thaïlande, en Indonésie… Par contre, « Watermael-Boisfort », ils ne connaissent pas du tout. Il vont voir ce qui se passe loin mais ce qui est plus proche, en Belgique, ils ne connaissent que très peu. La mobilité est un enjeu important. 
 
C.H. : Au niveau des activités proposées, avec Rencontre des Continents, il y a quelques années, quand on disait qu’on voulait faire des cycles d’ateliers de cuisine avec une dimension écologique et politique dans des quartiers dits « précarisés », on essayait de nous dire que ça ne marcherait pas, qu’ils ne fallait pas les « embêter » avec la dimension politique, qu’il fallait faire des ateliers « one shot » et juste laisser des recettes aux gens...
 
A.O. : Oui, il y a ici, tout un travail éducatif qui a été mis en place à partir de logiques très occupationnelles. Par exemple si on parle du contenu de l’assiette, les gens sont tellement dans ces logiques ici, qu’on va dire "non, ça ne va pas intéresser les habitants". Parce que, eux, sont convaincus par ça et parce que, eux, ça ne les intéresse pas. Et c’est vrai que si tu n’as pas une certaine forme de recul, tu peux y croire. Mais, non, ça peut intéresser. Tout dépend de la manière dont c’est amené. Il ne faut pas nécessairement travailler qu’à la demande mais il faut se demander comment on va amener le projet, comment on va inciter les gens à s’y intéresser.

C.H. : Et avoir cette logique là, vouloir faire de l’« occupationnel », vouloir nous dissuader d’aborder ces thématiques-là dans les quartiers plus « populaires », est-ce que ça n’a pas comme conséquence de cloisonner les quartiers ?

A.O. : Oui, c’est une manière de cloisonner pourtant ça a du sens pour les gens. Moi, je parle de ces thématiques, l’agro-écologie, le bio, la mondialisation… Quand tu regardes, je prends l’exemple de mon père. Mon père est paysan, c’est un fermier à la base. Au pays, il travaillait des terres agricoles, il avait des orangeraies, etc. Il travaillait la terre de ses mains, tu vois... Ma mère, lorsque je parle avec elle, elle me dit qu’elle faisait du levain quand elle était petite. Pour faire le pain, il n’y avait pas de levure chimique. Maintenant, elle me dit qu’elle aimerait réapprendre cette technique. En fait, beaucoup de nos parents sont intéressés par ça parce qu’ils l’ont vécu, eux-même.

Nous avons un projet au Peterbos autour de l’apiculture et de l’agro-écologie. Et on a discuté avec les habitants, ce sont des gens qui nous disent qu’ils faisaient ça au pays, que ça les intéresse, qu’il aimeraient bien planter et produire les aliments et ainsi de suite.

Je pense que ça intéresse les habitants. J’ai fait des projets avec les jeunes sur le bio, ça fonctionne. Le problème, et j’ai un avis critique assez tranché sur les travailleurs sociaux, c’est que je pense que ça n’intéresse pas les travailleurs sociaux. Ils ne sont pas très formés et ils disent que ça n’intéresse pas le public mais fondamentalement, ce sont eux qui ne sont pas emballés par ça. S’ils se motivent pour cela dans leur quotidien, ils auront envie de le partager avec d’autres, ils deviendront porteurs de l’initiative.

Tout dépend de la manière d’amener les choses. Il ne faut pas culpabiliser les gens, leur dire que s’ils ne font pas attention, on va vers l’extinction des êtres humains… Il ne faut pas leur faire porter tout ça, surtout avec des citoyens qui ont déjà des difficultés. Je pense qu’on peu ramener la chose en la liant à leur bien-être alimentaire, et partant de choses positives…

Ici, on a eu un projet avec des jeunes pour mettre en place une coopérative bio pour fournir des paniers bio aux citoyens et ça a fonctionné… On fait les « Midis de l’Alhambra » pour accueillir des jeunes et leur proposer un repas équilibré, une soupe… Tout cela, on doit le travailler avec les nouvelles générations.

C.H. : Dans des quartiers comme Ixelles, on a l’impression que les projets qui vont dans ce sens fleurissent, que les magasins bio poussent comme des champignons, que des sujets comme l’agro-écologie sont abordés avec les jeunes, que les alternatives sont encouragées… et à Cureghem ça semble moins le cas. Pourquoi ?

A.O. : A Ixelles, il y a une population plus aisée, des expatriés, des gens qui ont les moyens… A Cureghem, il y a une certaine réalité socio-économique et historique qui fait que ça ne semble pas être une priorité pour le politique. Mais c’est faux. Quand tu regardes les baromètres de la santé, par exemple, dans le quartier, le taux de mortalité est plus élevé, on va plus être atteints de maladies cardiovasculaires, de diabète, de problèmes de cholestérol… Ce sont des maladies qui sont liées à l’alimentation.

C.H. : Il y a donc un intérêt…

A.O. : Oui, clairement, il y a un intérêt mais je pense qu’au niveau politique, ce n’est pas « électoralement » intéressant. C’est un risque de ramener ces sujets-là au niveau politique dans nos quartiers. Mais on peut le ramener autrement, on pourrait parler des cantines des écoles. Si le politique propose des projets pour améliorer l’offre des cantines, ça va parler aux familles.

C.H. : C’est le cas sur Schaerbeek où les cantines des écoles primaires et des crèches sont passé en bio…

A.O. : Oui mais là, comme à Ixelles, Écolo est fort représenté. Et attention, l’écologie ne devrait pas être portée seulement par Écolo, c’est un enjeu qui devrait être porté par tous les partis politiques. Et les associations doivent être derrière.

C’est comme les problèmes scolaires, ce sont des problèmes systémiques. Ça fait 15 ans que l’on lutte contre le décrochage scolaire, si on agit que sur l’école, ça ne suffira pas. Car il y a d’autres difficultés, d’autres réalités. On sait que les problèmes liés à l’alimentation, pour des gamins, c’est super important mais on ne peut pas agir que sur les conséquences. Il faut aussi agir sur les causes, mettre les choses en lien… Pour ce qui est lié à l’écologie, la mondialisation, c’est la même chose. « Il faut penser globalement pour agir localement » comme on dit.

C.H. : En ce qui concerne la mondialisation justement, est-ce que les habitants de quartiers comme Cureghem sont aussi bien « protégés » contre les conséquences de la globalisation que les autres ?

A.O. : Il faut informer. Nous sommes concernés par la mondialisation : Amazon qui livre n’importe quoi chez vous, Ryan Air et ses billets à 10 euros… Les gens d’ici ne savent pas ce qu’il y a derrière et donc ils voient d’abord l’opportunité économique. Nous sommes à la fois les victimes et les bourreaux dans ce système. Aller voir la famille au bled pour ce prix-là, c’est super. Mais on ne voit pas ce qu’il y a derrière, l’exploitation des travailleurs…

La question, c’est d’être conscients des réalités mondiales. Il faut encourager une certaine forme de « sacrifice », savoir s’impliquer même si on ne bénéficie pas directement du fruit de notre investissement. Et nous avons un rôle important à jouer, nous sommes des structures d’éducation. Notre rôle, c’est d’éduquer, d’aider à porter un autre regard. Et c’est crucial, la solidarité dans les quartiers, il y en a beaucoup, avec les voisins, etc. Mais la solidarité, elle doit être mondiale, ils faut que les gens se rendent compte qu’à Abidjan, il y a quelqu’un qui est dans les mêmes conditions qu’eux, peut-être dans un autre contexte mais ils souffrent du même problème. Et là, la classe politique ne fait pas assez. On cloisonne, on est dans des logiques d’assistanat et tout cela contribue à une forme de domination.

 

C.H. : Merci Ahmed Ouamara.

Directeur de l’AMO Alhambra

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