Avec son ouvrage « Les nourritures », Corine Pelluchon nous offre une réflexion des plus intéressantes pour le projet de Rencontre des Continents. Mentionnons qu’elle est professeur de philosophie, spécialiste de philosophie politique et d’éthique et que ce livre est une critique des soubassements du libéralisme politique et du contrat social classique, centré sur un sujet défini par la liberté et dont les besoins matériels sont définis en termes de ressources. Le sujet de la modernité est un sujet isolé, sans corps ; rappelons Descartes : « Je connus-là que j’étais une substance dont toute l’essence, ou la nature, n’est que pensée, et qui pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. » A ce « je pense donc je suis », Corine oppose l’idée que « vivre, c’est vivre de, et vivre de, c’est jouir. » Ce dont nous vivons ne peut dès lors être compris comme de simples ressources mais comme des nourritures et l’habitation de la terre devient cohabitation avec les autres hommes et les autres espèces. « Exister, c’est en ce sens avoir les pieds sur terre. »
L’alimentation est le paradigme de cette phénoménologie du sentir. « Sentir, c’est être avec le monde, l’éprouver sympathiquement. » Elle nous propose d’envisager le monde comme aliment et d’ainsi en affirmer le caractère nourricier. Dans l’acte de manger, une immersion dans le monde nous éloigne de toute conception dressant une frontière claire entre « l’égo constituant et le monde constitué. »
Sa proposition enrichit notre démarche d’apprendre à penser autrement et participe à ce courant nous invitant à (re)devenir habitants de la terre, terriens ! « La Terre est la condition de notre existence. Elle nous fait vivre parce qu’elle répond à nos besoins et garantit notre subsistance, mais aussi parce qu’elle nourrit notre vie, que sa beauté donne un sens et une saveur à notre existence. »
Pour elle, « manger est un dire. En mangeant, on dit son rapport à l’autre, le respect qu’on a de soi, le rapport à ses besoins, au plaisir, aux personnes qui préparent les nourritures, à celles qui ont transmis tel ou tel savoir-faire. » Si nous avons oublié que le monde est nourriture, c’est parce que nous nous sommes coupés du sentir et que nous avons objectivé le monde et mutilé l’acte de manger. Manger est un art, ainsi que cuisiner, il n’y a donc pas « de séparation abrupte entre l’art et la vie, ni a fortiori entre les arts mineurs et les beaux-arts. » L’invitation consiste à considérer un repas comme « un art d’être au monde ou plutôt d’être-avec-les-choses et avec-les-autres. »
La proposition défendue est celle d’un sujet relationnel, en contact dans chacun de ses gestes quotidiens, avec les autres humains, passés, présents et futurs, ainsi qu’avec les autres vivants et les milieux de vie. Ces relations orientent notre attention aux nourritures vers une attention à l’habitation. Pour elle, « en mangeant, je dis la place que j’accorde aux autres, humains et non humains. L’éthique est autolimitation. La centralité de l’écologie n’est pas liée à des normes dictées par je ne sais qui, mais elle s’ensuit de la description de structures de l’existence témoignant de notre dépendance à l’égard de ses conditions biologiques, environnementales et culturelles ».
Une grande préoccupation est portée à définir le type de communauté que nous formons avec les animaux, qu’ils soient sauvages, domestiques ou liminaux et à mettre en évidence « la communauté de misère » que nous formons avec eux. Nous avons une responsabilité envers eux, « notre histoire est celle d’une coconstitution, car nous ne serions pas ce que nous sommes sans les bœufs, les chevaux, les ânes ou les moutons. », « vivre c’est vivre de et vivre avec ». La crise environnementale actuelle est une crise de la subjectivité, liée à notre rapport à nous-mêmes, au corps, à autrui, aux autres vivants et à la nature.
Prendre au sérieux le fait que nous soyons des corps, penser notre position terrestre de sujets incarnés qui ont faim et jouissent – ce qu’elle appelle le “cogito gourmand” – oblige à ajouter d’autres finalités à l’Etat : la protection de la biosphère, la prise en compte des générations futures, la justice envers les autres espèces. « Habiter, c’est cohabiter, et cela met une limite à mon droit de m’installer quelque part, de coloniser une terre qui n’est jamais vierge. La justice comme partage des nourritures, c’est l’entrée de l’écologie, de la question animale et des générations futures dans la politique, non pas comme des normes extérieures, mais parce qu’elles font partie de nous. »
Prendre en compte l’épaisseur de l’existence humaine et sa matérialité nous engage à penser une justice qui ne peut se borner aux rapports entre les hommes et entre les nations, ni se résumer à une théorie distributive. Il nous faut intégrer les intérêts des générations futures et des autres espèces.
Si « c’est l’amour de la vie qui est premier », si la vie se caractérise par la jouissance, Corine nous invite à un mouvement culturel « dont nous sommes à la fois les éléments et les acteurs engagés » qui exprime « le désir de mieux vivre en mangeant mieux, c’est-à-dire en ayant une nourriture à la fois plus saine et plus juste, et en changeant certaines de nos habitudes de consommation afin de protéger l’environnement, d’encourager un certain type d’agriculture qui respecte notre relation au vivant et valorise le travail des hommes et d’améliorer la condition des animaux. »
Edgar Morin écrivait que « si la pensée philosophique reste enfermée dans des jeux de dentelle, alors nous allons vers des catastrophes. » Corine Pelluchon est de ces philosophes qui osent s’aventurer à penser les défis de notre époque et à prendre enfin au sérieux la matérialité de nos existences. Elle nous propose une pensée en recherche, une pensée vivante et en nous invitant à prendre « de la distance par rapport à l’anthropologie qui sert de soubassement aux philosophies de la liberté et aux théories politiques classiques ». Elle initie une manière de repenser la démocratie à partir des nourritures : de tout ce qui nous fait vivre et de ce qui nous relie aux autres. Merci Corine.