L’Evénement Anthropocène.
La Terre, l’histoire et nous.
de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz.
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz sont deux historiens qui s’intéressent à de nouveaux champs dans la recherche historique : ceux des préoccupations environnementales. Dans ce livre, ils nous présentent la notion d’Anthropocène, mais surtout une lecture critique du récit qu’elle engendre.
Le concept d’Anthropocène rallie des scientifiques (géologues, écologues, spécialistes du climat, etc.) impliqués dans l’étude systémique du globe, scientifiques du « système terre », mais aussi des chercheurs des sciences humaines et sociales, et des membres d’organisations politiques et associatives. Ce concept affirme que nous sommes dans un âge où les humains sont devenus une force tellurique, à l’origine de dérèglements écologiques globaux et profonds. Cette nouvelle époque de l’histoire géologique de la Terre, succédant à l’Holocène, a été proposée en 2000 par le prix Nobel Paul Crutzen. En termes d’extinction de la biodiversité, de composition de l’atmosphère, de cycle de l’eau, de l’azote ou du phosphate ou de bien d’autres paramètres, nous sortons en effet, depuis deux siècles, avec une accélération depuis 1945, de la zone de stabilité que fut l’Holocène pendant 11.500 ans. Suivant cette conception, ce qui nous arrive n’est pas une crise environnementale, c’est une révolution géologique d’origine humaine.
Nous avions compris l’ « environnement » comme ce qui nous entoure, lieu de ressources ou endroit « poubelle ». Les économistes parlaient des dégradations environnementales comme d’ « externalités ». Le discours du développement durable affirmait mettre en négociation l’économique, le social et l’environnement vus comme trois pôles bien identifiés. L’environnement était « en crise » mais restait séparé de nous. Le concept d’Anthropocène met à bas cette séparation. Au lieu de « l’environnement », il y a désormais « le système terre » auquel nous appartenons, voire « Gaïa » (comme altérité).
Un nouveau regard sur la nature de la crise que nous vivons s’impose : il ne s’agit pas d’une crise passagère, mais d’un dérèglement durable, d’un basculement dans une nouvelle époque où rien ne sera pareil !
Tout ceci, pour les auteurs, nous offre « un regard nouveau et fondamental sur la terre comme un système complexe, fragile, non linéaire et finalement très imprévisible. »
« Au lieu de l’environnement, il y a désormais le système Terre. (…) L’Anthropocène est un événement, un point de non-retour. Il bouleverse nos représentations du monde. »
Cette vision systémique et complexe de notre planète rend caduque le développement durable reposant sur l’existence d’une nature linéaire et d’un régime stationnaire.
Elle nous invite à « de nouvelles humanités environnementales qui s’aventurent au-delà de la démarcation entre « environnement » et « société » telle qu’elle fut tracée au matin de l’âge industriel. » Nous vivons maintenant dans « un réseau intriqué où se reproduisent mutuellement par mille canaux les ordonnancements « sociaux » et « naturels », les attitudes de consommation européennes et les orangs outans d’Indonésie, les marchés et les zones humides, les inégalités sociales et les perturbateurs endocriniens, les pouvoirs et la composition chimique de l’atmosphère, les représentations du monde et les flux énergétiques. »
Mais l’intérêt majeur de ce livre est au-delà d’une initiation à ce nouveau concept (beaucoup d’autres articles et livres le font) : il nous propose une lecture critique du récit de l’Anthropocène. En effet, l’ensemble des observations rassemblées par les scientifiques (élévation gaz carbonique, effondrement de la biodiversité, acidification des océans, etc.) est présenté sous forme d’un récit bien spécifique tentant de répondre à la question « comment en sommes-nous arrivés là ? » Et ceci importe « … car chaque récit d’un « comment en sommes-nous arrivés là ? » constitue bien sûr la lorgnette par laquelle s’envisage le « que faire maintenant ? »
Les deux auteurs reprochent aux scientifiques de la Terre et de la vie (qu’ils nomment anthropocénologues) de penser une humanité indifférenciée et un système économique et politique monolithique. Suivant le récit officiel, l’Humanité est responsable, car dans un grand élan commun, Elle a, d’une manière inconsciente, provoqué ces grandes perturbations. Heureusement les scientifiques veillent et peuvent l’éclairer. La voie de la technique et du progrès a été linéaire, c’est comme naturellement que l’Homme a évolué des cavernes vers l’informatique, « de chasseurs-cueilleurs en une force géophysique globale. »
Il s’agit, pour les auteurs, « de rendre discutable le récit officiel de l’Anthropocène, afin de nous rendre plus réflexifs sur les particularités de nos représentations du monde. Afin que d’autres paroles de et pour la Terre, venant d’autres cultures et d’autres groupes sociaux, puissent elles aussi être entendues, afin que d’autres explications du « comment en sommes-nous arrivés là ? » et d’autres propositions sur « que faire ? » puissent elles aussi avoir droit au chapitre… »
Les auteurs s’insurgent contre une écriture de l’histoire qui ne mentionnerait aucun acteur, aucune guerre, aucune entreprise. Ils mentionnent par exemple le fait que « pour produire le pétrole par dégagement de gaz dans les torchères, BP et Exxon émettaient chacun à la fin du XXe siècle plus de CO2 que la Grande-Bretagne et presque autant que toute l’Afrique réunie. » Ils proposent donc de combiner les sciences du système Terre et les humanités environnementales pour penser les asymétries et les inégalités sociales. « … l’humanité prise comme un tout n’existe pas. Si la biologie unifie l’espèce humaine, l’écologie et les relations économiques la fragmentent en une multitude de groupes aux impacts environnementaux extraordinairement différents. »
De même pour le récit d’un éveil récent : les auteurs reprennent de nombreux courants de pensée, mouvements sociaux et scientifiques qui dès 1770 montraient une « conscience très aigüe des interactions entre nature et société » et s’insurgeaient contre l’industrialisation.
Ils nous proposent donc de ne pas gommer la réflexivité environnementale du passé afin de construire un autre récit mois naïf « que le grand récit d’une prise de conscience » et de comprendre comment malgré les alertes, résistances et oppositions nous sommes entrés dans l’Anthropocène.
S’en suivent de passionnantes « histoires pour l’Anthropocène », une histoire politique du CO2, du fétichisme de la marchandise, de la réflexivité environnementale (déclinée en six « grammaires » : circumfusa, climat, métabolisme, économie de la nature, thermodynamique et épuisement des ressources).
L’esquisse d’une histoire des objections, notamment populaires, à « l’agir anthropocénique » est également très intéressante et nous montre l’ampleur d’un « environnementalisme des pauvres » et combien les résistances n’ont jamais porté « contre « la technique », mais bien contre « une » technique en particulier. »
En conclusions, nous sommes invités à « donner des fondements matériels différents à notre liberté » et à mobiliser « de nouvelles radicalités politiques (mouvements du buen vivir, des biens communs, de la transition, de la décroissance, et de bien d’autres) pour sortir des impasses de la modernité industrialiste. »
Il nous faudra également intégrer les scientifiques dans la Cité, abandonner l’espoir d’une sortie de crise, apprendre à survivre, mais aussi à vivre dans ce moment de non-retour. Recevoir et devenir créateurs de multiples récits. Comme le proposent les auteurs :
« Nous avons besoin de toutes les cosmologies pour habiter la Terre de manière juste et résiliente. Nous avons besoin d’une variété d’initiatives et d’alternatives citoyennes et populaires, de transition et de sobriété et non pas simplement de « solutions » venues d’un cercle d’éco-technocrates planétaires. »