Décoloniser et réenchanter les droits humains
Face à la volonté de l’agrobusiness de contrôler la gouvernance des systèmes alimentaires et d’imposer ses (fausses) solutions, il est essentiel d’opposer une transformation des systèmes alimentaires ancrée dans la réalisation des droits humains et la souveraineté des peuples. Mais, pour être un véritable outil d’émancipation sociale et répondre aux défis de notre époque, le cadre des droits humains doit lui-même évoluer pour s’affranchir de son héritage colonial, occidentalo-centré et déconnecté de la nature.
- Les droits humains dans un monde traversé par les crises
- Décoloniser les droits humains
- S’affranchir du modèle capitaliste néolibéral
- Se réconcilier avec la Nature
- Réenchanter les droits humains
- Conclusion
Les droits humains dans un monde traversé par les crises
Au cours de l’histoire dite « moderne », les droits humains ont accompagné plusieurs luttes contre l’oppression des peuples, telles laRévolution française, les luttes décoloniales ou le mouvement anti-apartheid. Ils ont également joué un rôle important dans certaines avancées sociales majeures :droits de vote universel, droit à l’avortement, droit du travail et droit à la sécurité sociale, droits des LGBTQI+, etc.
Néanmoins, globalement, l’application des droits humains reste très imparfaite et insuffisante. Par exemple, les droits humains n’ont pas été en mesure de protéger les communautés autochtones, paysannes et rurales, contre l’accaparement massif de leurs terres et la spoliation de leurs ressources. Et les instruments de droits humains semblent impuissants pour s’attaquer aux causes structurelles de la pauvreté paysanne, principalement causée par un système alimentaire industriel injuste, contrôlé par quelques multinationales de l’agrobusiness.
Pour certain·e·s activistes des mouvements sociaux ruraux, les instruments et institutions de droits humains sont perçus, au mieux, comme des espaces élitistes auxquels il·elle·s ont du mal à accéder [1]. Au pire, comme un outil permettant d’opprimer les communautés, de saper les valeurs culturelles, de légitimer la violence et la dépossession, de renforcer le pouvoir néocolonial et d’ouvrir la voie aux profits des entreprises [2].
En outre, jusqu’à présent, les droits humains n’ont pas encore démontré leur utilité pour répondre à la convergence des crises que traverse notre époque (crise démocratique, crises environnementale et climatique, crises économiques, crise sanitaire, etc.). Dès lors, une critique réflexive sur la pensée et sur le cadre des droits humains est nécessaire pour comprendre les raisons de ces échecs et imaginer comment réenchanter les droits humains en tant qu’outil d’émancipation sociale.
Décoloniser les droits humains
Les droits humains sont souvent compris comme posant un ensemble de valeurs humaines « universelles ». Ces droits fondamentaux s’appliquent à chaque être humain sans distinction aucune, notamment de race, de sexe, de couleur, ou de religion.
Cependant, l’universalisme des droits humains ne doit pas faire oublier qu’ils sont issus d’un moment particulier de l’Histoire. La vision moderne des droits humains a émergé dans l’Europe des Lumières, à un moment où les penseur·euse·s européen·ne·s ont développé une vision particulière de la société, centrée sur l’Individu, la Raison et la maîtrise (technique) du monde. D’autres sociétés accordent davantage d’importance à des valeurs d’harmonie au sein de la communauté avant les besoins de l’individu, et entretiennent une relation plus interdépendante, voire spirituelle, avec la Nature et le monde qui les entoure.
Ces diversités de valeurs et de normes morales sont peu reflétées dans le langage et dans les instruments de droits humains. Les droits humains sont également nés à un moment où l’Europe était engagée dans un projet colonial massif, fondé sur des idées de supériorité sociale, culturelle et morale européenne. La vision occidentale des droits humains s’est donc imposée aux peuples colonisés.
De plus, il faut reconnaître que l’application des droits humains a souvent été hypocrite et qu’elle continue de soutenir la domination des anciennes puissances coloniales [3]. Les droits humains ont souvent été instrumentalisés pour justifier les ingérences géopolitiques des grandes puissances – telles l’ invasion de l’Irak et de l’Afghanistan par les USA – alors que les violations graves commises par les dirigeants occidentaux – la colonisation Israélienne, les tortures de Guantánamo – restent largement impunies.
Il est important pour les activistes de droits humains de reconnaître et d’assumer cet héritage culturel et (néo)colonial des droits humains. Un réenchantement de la pensée des droits humains doit passer par l’intégration d’autres cosmovisions et de valeurs non occidentalo-centrées [4]. Enfin, la légitimité des droits humains doit passer par une plus grande équité dans leur mise en œuvre et dans l’application des sanctions.
S’affranchir du modèle capitaliste néolibéral
L’émergence des droits humains coïncide également avec l’avènement du modèle capitaliste, avec lequel ils ont co-évolué. Les droits, en particulier les droits civils et politiques, sont apparus comme une nouvelle façon de structurer les relations sociales. Le droit à la propriété privée en particulier, a joué un rôle essentiel dans l’organisation de la société capitaliste individualiste. Une des vocations principales des droits humains était de protéger l’individu (et ses richesses) contre les abus et l’arbitraire des monarques et de l’Etat.
Dans ce contexte, les droits civils et politiques, aussi appelés par certains « droits de première génération » ou « droits-libertés », étaient considérés comme prépondérants et directement applicables devant les juridictions. De leur côté, les droits économiques, sociaux et culturels, parfois appelés « droits de deuxième génération », étaient considérés comme des droits-créances. C’est-à-dire qu’ils n’étaient pas directement invocables par les citoyens devant les juridictions, mais demandaient des efforts « progressifs » des Etats pour leur mise en œuvre.
Depuis lors, cette distinction entre droits-libertés et droits-créances a été largement battue en brèche par les institutions de droits humains. Et la Conférence mondiale sur les droits de l’homme de Vienne (1993), après la guerre froide, a clairement réaffirmé que tous les droits humains sont « universels, indivisibles, interdépendants et intimement liés ». Mais, dans les faits, la prévalence des droits civils et politiques demeure souvent.
En effet, le droit à la propriété privée reste souvent un obstacle infranchissable à la mise en place de programmes de réformes agraires visant à réparer les injustices historiques. Et même les programmes visant à protéger les droits fonciers restent profondément ancrés dans une logique capitaliste de marché. C’est le cas, par exemple, des programmes de « titrisation » de la Banque mondiale, c’est-à-dire des programmes qui encouragent la conversion des systèmes fonciers traditionnels en titres privés individuels sur les terres. Sous couvertde protection des droits fonciers par la propriété privée, ces programmes ont pour effet de monétiser la valeur de la terre. Ils aboutissent souvent à une revente des titres fonciers et donc, à la dépossession des terres communautaires au profit d’acteurs économiques et financiers [5].
Pour devenir un réel outil de justice sociale, les droits humains doivent être au premier plan de la lutte contre le capitalisme financier et son modèle économique destructeur. Plus qu’un simple outil de mitigation des risques et de réparation des dommages, les droits humains doivent offrir les moyens de s’attaquer aux causes structurelles des inégalités liées au capitalisme prédateur (voir article Margot).
Se réconcilier avec la Nature
Bien que les êtres humains fassent partie du « monde du vivant », la pensée moderne (occidentale) traite les êtres humains et le reste de la nature comme deux sphères séparées, distinctes et indépendantes. Cette séparation est une des causes principales des profondes crises écologiques qui déchirent le monde et dont les principales manifestations sont le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité [6].
Cette séparation se reflète dans l’évolution parallèle du droit international en matière de droits humains et de droit environnemental. Le mot « nature » n’apparaît pas dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme ni dans les principaux traités internationaux de droits humains. Et les droits humains ne sont que très marginalement mentionnés dans les traités environnementaux, où ils sont souvent limités au niveau du préambule.
Cette séparation n’est plus tenable. Prenons l’exemple du dérèglement climatique. D’une part, les communautés rurales sont les plus affectées par le réchauffement global et l’augmentation de la fréquence des événements climatiques extrêmes qui l’accompagne, alors qu’elles ne sont pas responsables. D’autre part, les nouvelles solutions climatiques, proposées par le marché, s’accompagnent de nouvelles pressions et destructions des territoires des peuples autochtones et des communautés rurales, ce qui impacte la jouissance de leurs droits. Quelques exemples :
- les méga-projets d’infrastructures d’énergie dites « vertes » (barrages, champs de panneaux solaires, etc.) et l’extraction des ressources naturelles qu’elles nécessitent ;
- les monocultures destinées à la production de « biocarburants » ;
- les projets envisagés de séquestration de carbone artificielle à grande échelle (géo-ingénierie, bioénergie avec captage et stockage du carbone).
En outre, les projets conservationnistes, visant la préservation des zones naturelles, ou les projets de reforestation massive, reposent parfois sur l’expulsion préalable des populations rurales, ou les privent d’accès aux ressources dont elles dépendent (voir l’article 1.3 de Brigitte Gloire) [7].
L’urgence de la crise écologique et ses impacts potentiels gigantesques sur la jouissance des droits humains exigent une reconnexion des humains avec la nature et doit passer par une meilleure intégration des droits humains et des droits environnementaux.
Réenchanter les droits humains
Malgré les défauts et lacunes des droits humains, FIAN et de nombreux·euses activistes des mouvements sociaux, continuent de penser qu’ils sont un outil indispensable pour lutter contre les oppressions et pour servir l’émancipation sociale.
À condition pour les militant·e·s et expert·e·s de droits humains d’entamer un profond travail de réflexion auto-critique et de réenchanter la pensée des droits humains, pour leur permettre de répondre aux défis actuels et aux aspirations des peuples.
Les peuples autochtones sont parmi les premiers à avoir remis en question le cadre conceptuel limité des droits humains. Ils ont lutté pendant plus de 30 ans pour obtenir la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (UNDRIP, 2007). Cette déclaration constitue un tournant décisif pour au moins deux raisons :
- elle reconnaît le droit à la terre et au territoire et donc l’importance de la terre, de l’eau, des plantes médicinales, des animaux et des minéraux pour le maintien de la vie humaine ;
- et elle consacre la dimension collective de ce droit ainsi que d’autres droits inscrits dans la déclaration.
Autrement dit, la Déclaration consacre la relation d’interdépendance entre les peuples autochtones et leurs territoires et ressources naturelles. Elle ancre les communautés autochtones dans la Nature qui les entoure, et cette relation est protégée à titre individuel mais aussi de manière collective. Une telle protection collective, qui évite la division des communautés, s’est déjà avérée essentielle pour contrer des projets extractivistes sur les territoires autochtones. La déclaration offre un moyen concret de faire respecter ce droit collectif, en exigeant d’obtenir un consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, à travers des instances représentatives, pour toute décision impactant les territoires et les ressources des peuples autochtones.
Les peuples autochtones ont par la suite été suivis par les communautés de paysans, pêcheurs, éleveurs, et les autres populations rurales, dont la subsistance et l’identité même en tant que groupe social, est étroitement liée à la terre et à la nature. Ces communautés rurales ont traditionnellement remis en question l’idée de transformer les ressources naturelles en marchandises, et ont par conséquent exigé une réglementation étatique/sociale afin de maintenir le contrôle communautaire des ressources naturelles en tant que droit.
Les revendications en vue d’une Déclaration sur les droits des paysan·ne·s ont été développées au sein du mouvement paysan international, la Via Campesina, pendant plus de 20 ans. L’initiative vient d’un syndicat paysan local en Indonésie (le Serikat Petani Sumatera Utara - SPSU). Sur base de leur vécu et des violations subies sur le terrain, les paysans et paysannes du SPSU ont développé un premier projet de Déclaration, qui sera présenté à la Conférence Régionale de la Via Campesina en 2002. Le texte a ensuite fait l’objet de discussions au sein du mouvement pendant plus de six ans. Puis, avec l’aide l’aide d’autres allié·e·s des mouvements sociaux et de la société civile, les représentant·e·s de la Via Campesina ont poussé leurs revendications au sein du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies. En 2012, le Conseil des droits de l’Homme créée officiellement un groupe de travail chargé d’élaborer un projet de Déclaration.
Après plus de six ans de négociations internationales, auxquelles les représentant·e·s de la Via Campesina ont directement participé, le texte de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP) est finalement adopté par l’Assemblée générale des Nations-Unies en décembre 2018. Une formidable victoire pour le mouvement paysan.
Tout en respectant les droits distincts des peuples autochtones, l’UNDROP reconnaît un droit à la terre et aux autres ressources naturelles, le droit aux semences et à la biodiversité, à l’eau pour les moyens de subsistance, à un environnement sain, ainsi que des droits économiques protégeant le travail et les activités économiques de la population rurale [8].
Conclusion
L’UNDRIP et l’UNDROP sont des nouveaux instruments de protection des droits humains, directement issus des luttes autochtones et rurales, qui permettent d’intégrer d’autres cosmovisions dans la pensée et dans le cadre des droits humains. Ces deux exemples montrent une des voies à suivre pour faire évoluer les normes et les institutions de droits humains, afin de s’attaquer aux causes structurelles des injustices sociales et aux défis de notre époque.
Le défi reste toutefois immense pour faire accepter ces nouvelles références de droits humains aux Etats occidentaux [9] et assurer leur mise en œuvre, notamment grâce à des mécanismes de redevabilité efficaces.
Cet article fait partie du magazine Beet The System ! : Réenchanter la souveraineté alimentaire. Les illustrations sont utilisées sous licence (CC BY 2.0)
Créé en 2017, Beet the system ! est une publication annuelle de FIAN Belgium visant à offrir un espace d’expression aux voix multiples qui animent le Mouvement de la lutte pour la Souveraineté alimentaire depuis 25 ans : fianistas, agriculteur·rice·s, expert·e·s, militant·e·s de la société civile, etc.
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