Biogée de Michel Serres : écouter la parole de la Terre
"Comment mes paroles laisseraient-elles parler sans moi le monde sans parole ? Puis-je m’effacer assez pour le laisser sonner ?"
« … immergés dans la Biogée, en cousine compagnie. Je veux penser comme cette compagnie, en elle, par elle, avec elle, pour elle ? »
Voici un livre étrange, qui en passionnera certains, en énervera d’autres et étonnera la plupart.
Michel Serres est lui-même un étrange personnage : marin, alpiniste, mathématicien, philosophe épistémologue, historien des sciences, écrivain, membre de l’Académie française et professeur à la prestigieuse université américaine de Stanford, Il est de ces penseurs dérangeants, jugés parfois d’un optimisme naïf, à d’autres moments comme réellement prophétique, à d’autres encore comme un imposteur … c’est dire s’il est controversé !
C’est sans doute le prix d’une pensée vivante, en recherche, osant se confronter à notre époque et ses défis. Michel Serres est un chercheur et il écrit : “Un chercheur est celui qui risque sa vérité et qui se casse la figure.”
Il y a une vingtaine d’années, il publiait Le Contrat naturel, dans lequel il proposait que si nous étions tous sujets de droit, la nature elle-même devrait le devenir. Dans un ouvrage ultérieur, Le temps des crises, il introduit avec force un changement majeur à prendre en compte : la Biogée. « Le jeu à deux qui passionne les foules et qui n’oppose que des humains, le maître contre l’esclave, la gauche contre la droite, les républicains contre les démocrates, telle idéologie contre une autre quelconque, les verts contre les bleus...disparaît en partie dès lors que ce tiers intervient. Et quel tiers ! Le monde soi- même. Ici la lise, demain le climat. L’eau, le feu, la terre, flore et faune, l’ensemble des espèces vivantes, ce pays archaïque et nouveau, inerte et vivant : la Biogée. Fin des jeux à deux ; début d’un jeu à trois. Voilà l’état global contemporain »
Michel Serres a créé le vocable « Biogée », « bio » la vie et « gée » la terre, qui désigne « à la fois les vivants et les paysages de la planète, l’environnement, mais avec aussi un point de vue scientifique. » La Vie habite la Terre et la Terre se mêle à la Vie, mais plutôt que ces concepts généraux et abstraits, l’auteur préfère dire « le rat, la maison, le vif. Les vivants que je fais parler ont des noms : telle ou telle bête. De même pour les arbres dont je parle beaucoup : je dis le cèdre, le hêtre. »
La Terre parle et il nous faudra l’écouter. « Comment ouïr ce nouveau partenaire ? »
Avec Biogée, il nous convie à cette écoute du monde, mais aussi il nous propose un hymne à la vie. Dans la continuation des grands auteurs français, il y mélange réflexions, poésie, récits et conte.
Pour l’auteur, la création universelle des droits de l’homme a exclu du monde du droit les vivants et la Terre et le fait qu’elle soit victime mène peu à peu à l’idée qu’elle soit considérée comme sujet. « Pourquoi les animaux et les arbres ne seraient pas des sujets ? Et il se trouve que les sciences de la vie et de la terre nous poussent à penser ça. Nous comprenons de mieux en mieux le langage des baleines, les institutions sociales des chimpanzés, nous comprenons de mieux en mieux les messages que s’envoient les animaux. Pourquoi garder cette séparation ? »
Alors cette conjonction entre la réflexion et le récit, anecdotes, contes, pour donner la parole !
Une parole, une nouvelle langue qui nous invite à une nouvelle manière de voir le monde et à élaborer « un nouvel être au monde. » car « aujourd’hui le monde revient, et ce n’est pas commode car il revient de manière dramatique, à la fois comme victime et comme menaçant. » Dans quelle langue parle la Biogée ? Avec quelles histoires racontables plongeons-nous en elle, dans le même temps que le sien, avec quels récits pouvons nous partager son dire ? Comment construire une littérature, une poésie, une musique de la Biogée qui exprime que nous sommes et vivons comme le monde ? « Pour faire entendre donc le bruit de fond du monde et la voix des vivants, leur accompagnement, leurs rencontres, leurs rivalités, leurs amours qui ressemblent tant aux nôtres, j’ai appelé à l’aide l’ensemble de ce que nous permettent nos codes propres : le récit de la nouvelle, l’évocation poétique ou musicale, même les jeux de mots ou de lettres, les raisons juridiques, les expériences ou démonstrations scientifiques, enfin la méditation de la philosophie… en une mosaïque la plus proche possible de la réalité que je vis. J’ai voulu que le livre qui porte son nom émette les mêmes bruits, rie aux même éclats, pleure les mêmes sanglots, sonne des mêmes chants, compose la même musique, dise les mêmes récits, médite à la même profondeur que la BIOGÉE elle-même. »
Michel Serres nous invite à remettre en cause la distinction sujet-objet et à penser symbiose, réciprocité, appartenance en développant contemplation, respect et « une connaissance (qui) ne supposerait plus la propriété, ni l’action la maîtrise. » Il invite les savants à prêter le serment de représenter l’air, la terre, les vivants de toutes espèces, la Biogée.
Et cette pensée féconde fait son chemin, par exemple avec Bruno Latour qui poursuit et développe ces propositions dans la mise en place de dispositifs innovants comme MUCOP21 : une simulation de la COP21 par les étudiants de Poitiers, où la parole est donnée aux vivants non humains.
Allons, encore un cadeau ! Un petit texte de Michel Serres extrait d’un autre livre, Le Parasite.
« Merci.
Merci à qui ? Où êtes-vous, mon hôte ? Qui donc m’a invité ici ? Je ne vois que des étrangers, comme moi, tout autour de la table, que des dîneurs qui vont, ce soir, rentrer chez eux. Vide, absente est la place du maître de céans. À qui donnerai-je enfin l’instant d’équivalence dense ?
Mon dernier détour de regard est fini. Jamais plus, jamais plus je ne pourrai dire merci. Jamais je ne dirai assez merci. Merci pour les hasards, merci pour ce miracle, pour la mer turbulente et l’horizon flou, merci pour les nuages, pour le fleuve et le feu, merci pour la chaleur, la ferveur et les flammes, merci pour les vents et les sons, pour la plume et pour le violon, merci pour ce repas immense de langage, merci d’amour et de souffrance, pour la douleur et la féminité... non, je n’ai pas fini, je commence, je commence à me rappeler qui je dois remercier, je commence à peine mon chant de réjouissance et mon tour de table est fini.
Je suis l’éclat, le bruit, le vent. Aveugle, ébloui, assourdi. Je commençais à peine, en larmes, à dire le merci, l’équivalent de grâce.
Je vous en prie, souffle le bruit, le vent, le son, qui résonne derrière la porte. Je vous prie et je vous invite, soyez le bienvenu. »
Merci Michel !