Alessandro Pignocchi est un auteur de BD atypique, qui a eu l’occasion de visiter plusieurs fois des tribus indiennes en Amazonie. Familier de l’anthropologie, grand lecteur de l’anthropologue Philippe Descola, il parvient à amener ses lecteur.ices à l’aide de son coup de crayon à se rendre compte de leurs propres manières de voir le monde, ou autrement dit de leurs « lunettes » (un terme cher à RdC) d’occidentaux modernes et naturalistes (on y reviendra...). Pour cela c’est la deuxième fois que nous le "pépitons" chez RdC. Il parvient à créer de nombreux décalages très humoristiques, par exemple en dessinant l’histoire d’un Indien Jivaros effectuant une enquête ethnographique dans une société occidentale moderne, se posant de multiples questions sur des choses qui nous paraissent très banales. Toutes ses BD déjà parues ci-dessous sont de purs bijoux !
« La Recomposition des mondes », aborde plus particulièrement l’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes d’Alessandro Pignocchi.
Philippe Descola & Alessandro Pignocchi
L’anthropologue français Philippe Descola, familier des tribus indiennes Jivaros (en particulier les Achuars avec qui il a passé plusieurs années, juqu’à parler leur langue), auteur de Les lances du crépuscule, de Par-delà nature et culture, ou encore de La composition des mondes, a été invité par Alessandro Pignocchi pour co-construire leur réflexion sous forme d’un dialogue, entrecoupé de petites histoires en BD. Cela en fait une œuvre particulièrement originale et savoureuse tant du point de vue artistique que théorique.
J’ai très apprécié de me plonger dans ce livre-BD. Il fourmille d’exemples et d’illustrations, en particulier issues de l’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et des tribus Jivaros, mais aussi d’autres exemples historiques de vie en communauté, de luttes collectives, de références à des enquêtes anthropologiques.
Le livre s’attache à aller un pas plus loin que la déconstruction de nos lunettes d’occidentaux-modernes. Pour nous projeter dans l’imagination concrète d’un projet politique qui permettrait de donner une toute autre place à la "nature" et plus largement de "fissurer le territoire naturaliste" (entendu au sens d’un territoire culturel). Chez RdC aussi, nous cherchons à suivre un mouvement de la dénonciation vers l’énonciation (d’alternatives) dans toutes nos activités.
Mais "la nature", en fait, ça existe ?
Philippe Descola reprend ici ses réflexions présentes dans Par-delà nature et culture pour nous montrer que le rapport de l’occident à "la nature" est de type "naturaliste" (ce qu’il appelle une "cosmologie"), au contraire d’autres peuples qui accordent aux non humains une intériorité, voire des droits juridiques et politiques : il s’agit des cosmologies animiste, totémiste, et analogique. Chacune de ces cosmologies va influer sur la manière dont nous nous considérons nous mêmes en tant qu’humains, et dont nous considérons les autres vivants non humains, la manière dont nous les voyons, nous créons du lien avec elles : ont-ils une pensée ? Une sensibilité ? Ont-ils quelque chose à nous dire ? Vivons-nous dans le même monde ? Les appelons-nous dans nos rêves, nos rituels ? Quels statuts leur accordons-nous ?
Les indiens Jivaros se placent dans la cosmologie animiste pour leur part. Il s’agit de leur "filtre de mondiation" principal, c’est à dire celui qui conditionne leur façon de composer leur monde avec leur environnement. Ils parlent ensemble le matin de leurs rêves et des êtres qui y sont apparus. Ils confèrent une intériorité aux êtres, contrairement à nous. Ils sont capables d’adopter le point de vue d’une grenouille rainette. Ils font partie de la nature. "Les indiens d’Amazonie ne peuvent pas être proches de la nature, puisqu’ils n’ont pas de nature du tout", nous dit Descola. Renversant n’est-ce pas ?!
Chez nous, c’est depuis la Renaissance que l’on glisse vers une cosmologie naturaliste, prenant forme dans la science objective, le productivisme, l’extractivisme, les théories humanistes et évolutionnistes linéaires, dans l’idée de progrès. C’est tout cela qui a provoqué une distanciation des humains vis à vis de tous les êtres (humains ou non-humains) qui les entourent, et par la suite un rapport d’exploitation, de domination, de chosification (ou réification)... La propriété privée, la science objectiviste, le colonialisme et toutes les formes d’oppressions sont également fort connectées au naturalisme. En effet, aux yeux des Modernes, tout ce qui contiendrait plus de "nature" (des végétaux aux animaux, en passant par les peuples autochtones, les femmes etc.) est considéré comme étant incapable, incomplet bref, comme étant à la marge, et donc légitimement dominable, exploitable. Le naturalisme installe de facto des asymétries entre les êtres civilisés-culturés et les êtres naturels.
*les auteurs précisent que ce n’est pas le naturalisme, comme pratique de conservation écologiste qui est visé ici, mais le naturalisme en tant que cosmologie.
Le désastre écologique et social que nous connaissons serait donc en bonne part généré par les principes du naturalisme, qui nous empêchent de traiter les non modernes et non humains comme des "sujets pleinement reconnus" et "autonomes". Aujourd’hui l’écologie dominante, qui consiste à protéger la nature, en la sanctuarisant par exemple dans des zones protégées, ou en établissant des lois inspirées d’une logique étatique du "contrôle", est une écologiqe de type objectiviste issue de cette cosmologie naturaliste, car dans cette affaire l’humain met aussi en place une distance (certes protectrice) avec le vivant et ne cherche pas à se modifier lui-même à son contact (voir les travaux de Baptiste Morizot sur ce point).
Tout cela nous rappelle qu’une cosmologie n’est jamais totalement dominante et nous avons pour la plupart, même en Europe, des réflexes ou des élans "animistes" : par exemple parler aux objets, donner de l’importance aux messages des morts etc. Mais les normes véhiculées par nos institutions, par notre système de pensée, sont telles qu’elles mettent l’animisme sous le naturalisme dans la hiérarchie implicite et nous conduisent à constamment inhiber ces intuitions animistes. Et ce alors que, selon les auteurs, chaque humain porte en lui les quatre cosmologies, à l’état de "puissance". Il serait donc tout à fait possible de nous changer et de changer les structures de nos sociétés naturalistes. Et l’on peut être parfois étonné·es à quel point nous sommes capables de nous déshabituer rapidement : c’est en tous cas le constat des auteurs concernant leurs expériences de séjour en Amazonie et sur la ZAD de NDD.
A ce propos, je pense qu’il y aurait de quoi puiser de l’inspiration dans les pratiques d’enquête des ethnographes et anthoropologues (qui sont décrites au début de ce livre), en particulier le principe de "symétrisation", qui consiste pour l’enquêteur·rice à "mettre sur pied d’égalité l’observateur·rice et les populations qu’il·elle observe". C’est aussi admettre que l’on est aussi un sujet connaissant qui a à apprendre des populations cotoyées, et que l’on n’est pas seulement là pour étudier un objet à connaître (ce qui correspond à la posture scientifique classique) : "le mouvement de la connaissance est déjà incontestablement dans la tradition européenne un mouvement de domination, de conquête de l’objet à connaître". Ici, cela fait écho à notre philosophie du métier d’éducateur·rice/formateur·rice et de nos méthodes pédagogiques qui placent la construction du savoir au centre du processus vécu par les formateur·rices et les participant·es. Nous nous mettons toujours en relation étroite avec les participant·es de nos formations et avons tous·tes l’impression d’apprendre à leur contact. L’éducation classique s’est en fait construite avec ces lunettes naturalistes qui installe une distance entre le·a professeur·e sachant, et l’élève non sachant. Bref...
Reste que les ZAD et autres territoires en lutte sont autant d’"échappatoires combatives" pour "désapprendre l’individualisme" si ancré chez nous et expérimenter d’autres relations (matérielles et spirituelles) entre les humains et la forêt, le bocage, le bassin versant, et bien sûr, l’alimentation. Les auteurs, qui sont tous deux allés à Notre-Dame-des-Landes, imaginent ensemble un projet politique dans un avenir proche, où territoires autonomes et Etats peuvent cohabiter. Mais comme le rappelle Descola, ces territoires doivent aussi se donner un projet global s’ils souhaitent fissurer le naturalisme. A la fois nos institutions ne fonctionnent que parce que nous avons acquis des réfléxes et des sensibilités de type "naturalistes", et à la fois nos sensibilités sont façonnées par les institutions, les structures de nos sociétés. Ainsi le changement de cosmologie n’arrivera que si l’on transforme nos insitutions ET nos subjectivités individuelles.
En écho à cela, chez RdC nous évoquons souvent la nécessité d’agir à la fois sur le plan de la "transformation personnelle" et de la "transformation sociale". Changer notre rapport à l’alimentation, et les politiques qui régissent le système alimentaire, sont les deux bouts d’une action locale et globale nous paraissant indispensable chez RdC.
Cela fait maintenant un moment qu’une multitude d’intellectuel·les sensibles aux mouvement et théories écologistes parle de la nécessité d’opérer à un « tournant ontologique ». C’est-à-dire d’aller changer les choses les plus profondes que nous avons acquises dans notre éducation. Baptiste Morizot, Vinciane Despret, Bruno Latour, ainsi que Philippe Descola, réflechissent en particulier à ce niveau « ontologique ».
Dans la lignée de l’ouvrage d’Antoine Chopot et Léna Balaud, Nous ne sommes pas seuls, les deux auteurs du livre-BD montrent que d’autres formes de relations, d’alliances, de "solidarités", peuvent se construire entre les humains et leur environnement. Surtout si l’on se considèrent comme des "hébergé·es" et non comme des propriétaires avec un droit sans limite à exploiter les lieux.
Autrement dit, peuvent se constituer des "géoclasses" locales, pour lutter de concert, et reconnaître chaque membre comme des "sujets [autonomes] pleinement reconnus" : tant les humains, que les bassins versants, les chouettes, les montagnes, le sol argileux, les graminées etc. : cela changerait notre conception de la propriété vers une faculté "d’habiter" plutôt que dominer (cf. les travaux juridiques de Sarah Vanuxem sur la propriétée). Et finalement, lorsque les humains lient leur destinée à celle des lieux qui les hébérgent, ces mêmes milieux de vies pourraient devenir des "sujets politiques", comme cela s’est fait en Equateur, ou en Nouvelle Zélande.
Chez RdC nous avons développé avec d’autres des processus d’apprentissages, inspirés des travaux de Bruno Latour, nommés "Terrestres", où il s’agit de prendre conscience au plus profond de soi (mais en collectif) de nos dépendances vis à vis d’une multitude d’êtres vivants et d’actants non humains, ne serait-ce que pour boire un verre d’eau du robinet... C’est en particulier le livre Où attérir de Bruno Latour (et d’autres plus anciens) qui sont à l’origine de ces modules de formation.
En fin de livre, j’ai été inspiré par le chapitre sur la "diversité", qui est présentée comme la "seule valeur universalisable". Et ce, parce que c’est la seule qui protège contre la domination des un·es sur les autres. Nous parlons ici d’une diversité biologique et culturelle des milieux de vie, devenus de véritables sujets juridiques et politiques.
Promouvoir l’hétérogénéité profonde dans les façons d’être au monde, dans les façons de faire monde, voilà tout un programme, que les zapatistes énoncent clairement quand ils disent que "ce monde est bien assez grand pour contenir d’autres mondes" ou alors que "nous sommes tous égaux parce que différents".
Je pense que nous n’allons pas cesser de sitôt chez RdC de présenter notre démarche comme visant à promouvoir la "multiplicité des chemins"...
Et pour finir, une pépite d’Alessandro Pignocchi issue du livre :
Liens avec d’autres pépites de RdC :
- Le livre Une écologie de l’alimentation
- Le livre Les nourritures de Corine Pelluchon
- Le livre Habiter en oiseau de Vinciane Despret
Découvrir le travail d’Alessandro Pignocchi :
Autres références pour aller plus loin :
- Une interview des deux auteurs est visionnable sur le site d’Arte.
- Les réfléxions de cette BD livre font écho à celles qui ont été mises en images dans le documentaire Composer les mondes, qui fut le film d’ouverture du Festival Alimenterre 2022.
- Philippe Descola a participé au premier volet de la web-série Diamant Palace disponible sur la chaine youtube Le Biais Vert, réalisée par Félicien Bogaerts, Elias Sanhaji & Ilyas Sfar.
- L’article du site Reporterre, une interview de Philippe Descola intitulée, "la nature, ça n’existe pas".
- L’article du philospophe Baptiste Morizot sur le site de Socialter : "Nouer culture des luttes et culture du vivant", ainsi que son livre Manières d’être vivant.
Baptiste Véroone