Interview-portrait d’un sacré volonterre : Daniel. Partie 1

 

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PARTIE 1

RdC : une asbl d’éducation à/par l’alimentation. Histoire entrecroisée avec Daniel Cauchy, inspirateur et co-fondateur.

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Bonjour Daniel, comment vas-tu ?

 

"L’âge commence à peser… je dois ralentir, c’est mon corps qui l’impose. Je n’ai pas eu à me plaindre jusqu’à présent question santé, mais je suis beaucoup plus vite fatigué ces derniers temps. Devenir vieux, c’est devoir renoncer à plein de choses. Et plus en détail, mes états d’esprit changent au gré des évènements et des moments de la journée. J’ai mal à mon potager, aux arbres, aux oiseaux, aux vivants humains et autres qu’humains qui trinquent et de façon spécifique avec la sécheresse. L’époque est assez angoissante. Je suis heureux avec mes amis et amies, ma famille, mes collègues de route au sein des projets. J’ai aussi chaque jour quelques émerveillements, un sourire, une fleur, une mésange… Un peu de tout chaque jour !"

 

 

Malgré tout tu sembles encore très actif. Sur quoi concentres-tu tes activités aujourd’hui ? Où t’investis-tu principalement ?

 

"Pour le moment, je suis surtout investi dans le maintien en vie et l’organisation du nouveau Réseau de Collectifs en Recherche de Résilience (ex RCR). Cette association était moribonde et en risque d’arrêt cardiaque… Nous essayons, avec une nouvelle équipe, de redéfinir le projet, de trouver des subsides, de nous faire reconnaître en Éducation Permanente. Je continue aussi à répondre à quelques sollicitations, notamment de collectifs en difficulté, d’ateliers ou de formation. Je suis aussi fort investi avec quelques collègues, amies et amis dans la construction et l’animation d’ateliers que nous nommons « terrestres » parce qu’ils s’inspirent des travaux de Bruno Latour. Nous en expérimentons maintenant des cycles longs de 8 soirées ou de 5 journées à Natoye, Dinant ou encore Louvain-la-Neuve. Pour RdC, je tente encore de participer à la refonte de la gouvernance et à l’évaluation de notre vision. Bruxelles commence à être loin de Durnal… Puis, je reste aussi mobilisé au sein du Groupe de Recherche pour l’Appui aux Collectifs (GRAC) que nous devons rapidement redéfinir.

Et aussi, très important pour moi : ma compagne, mes enfants et petits-enfants, mes amies et amis, mon jardin…"

 

 

A propos de ton parcours maintenant, peux-tu me raconter les expériences qui t’ont amené à t’engager dans un travail d’éducation à partir de l’alimentation ?

 

"Sur l’alimentation, je n’en suis pas certain, mais utilisant l’alimentation comme anecdote mobilisatrice, oui. Quand j’avais 18 ans, j’ai eu l’immense chance de croiser Pierre Galand, qui avait été engagé pour lancer Oxfam en Belgique. Nous avons beaucoup cogité avec un groupe d’étudiants de l’ULB sur le thème de la justice et des relations Nord-Sud. Pierre fut mon père spirituel pendant quelques années. Je me suis engagé à ses côtés et nous avons, de ses dires, initié un tournant dans la manière de situer les ONG vis-à-vis des problématiques des relations Nord-Sud. D’un discours de charité, nous en sommes venus à parler de justice, de relations de domination, d’exploitation, de responsabilité. Cela semble tout à fait évident aujourd’hui, mais à l’époque, ce ne l’était pas du tout.

 

Pour le thème de l’alimentation, en 1970, j’ai hébergé un jeune français qui faisait un stage à Bruxelles pour Frères des Hommes et qui mangeait bio ! Il m’a expliqué que changer son quotidien était fondamental si l’on voulait un peu de cohérence dans ses engagements. Le thème du respect du vivant s’est invité de ce fait dans mes engagements. Avec cet ami, j’ai changé complètement mon alimentation ! J’ai rencontré ensuite la famille Gevaert qui avait lancé la firme Lima. Puis, puis… Un jour, un ami avec lequel j’avais vécu en communauté, m’a proposé de lancer son restaurant bio et végétarien. Un pas de plus vers l’assiette. Et là, on m’a demandé des cours, des ateliers, des formations.

 

Puis je suis retourné travailler dans le secteur de l’aide à la jeunesse et dans ce cadre j’ai fait une formation à l’approche systémique. J’ai vécu ce que c’est qu’un changement de paradigme et ce bouleversement, j’ai décidé de l’amener dans le domaine de l’alimentation. Très peu de documents ou d’études existaient à cette époque pour penser ce thème en termes de systémique. Immense merci aux pionniers comme Claude Aubert, Annette Gevaert, Robert Nègre… J’avais, par exemple, été invité à la Fondation pour l’environnement de l’ULB pour présenter mes réflexions « systémiques » à un groupe de professeurs et de chercheurs. Leurs réactions furent du style : « mais monsieur, vous mélangez tout ». Le plus poli s’est approché de moi et m’a dit avec un air un peu effrayé que je me risquais dans le pluridisciplinaire… Depuis lors, quelle évolution !

 

Toujours est-il que si ça ne disait rien à ces braves académiques, dans la société civile, mes petites propositions ont fait leur chemin et j’ai été invité par divers organismes pour travailler ce sujet. Ce qui a donné un jour «  le jeu de la ficelle ». Le premier jeu de la ficelle se déroula à Saint-Gilles (pour une association qui s’appelait Amok) le 12 novembre 1999 avec une cinquantaine de personnes. Les échos furent très positifs, aussi je gardai la ficelle pour mes rencontres avec des groupes.

 

De fil en aiguille, de groupes en groupes, je rencontre Aline Wauters qui m’invite à un week-end de l’ONG Quinoa (association sœur de RdC), et voilà Michel Luntumbué (un autre fondateur de RdC) qui trouve ce travail intéressant et considère qu’il faut en faire un dossier pédagogique. Il parvient à trouver un subside et alors commence une autre aventure : écrire tout cela. Heureusement, Cécile Imberechts (volonterre de RdC de longue date) et ma fille Malorie sont de la partie et y mettent leur cœur et leurs compétences. Déjà Quinoa et Rencontre des Continents œuvrent ensemble. Nous décidons de construire l’outil en réseau en mobilisant d’autres associations, afin d’indiquer en cela le croisement des préoccupations environnementales, sociales et de santé. Aussi, il faut le dire, pour inviter à une réflexion commune et proposer de croiser nos préoccupations. Michel Luntumbué a même donné un nom à ce genre de pratique : « pédagogie de l’anecdote  ». Cette démarche pédagogique était née au sein d’un petit groupe qui tentait de faire de l’éducation à l’écologie et qui pour mobiliser des personnes avait constaté que le thème de l’alimentation fonctionnait bien. Nous nous sommes dit que nous allions faire semblant de proposer des ateliers de cuisine et qu’avec ceux-ci nous pourrions développer les multiples questions qui nous préoccupaient. Et cela a plutôt bien marché ! De plus, s’ancrer dans un thème très concret évite les grands débats idéologiques abstraits au sein desquels plus personne ne sait de quoi on parle."

 

Daniel en grande conversation avec Michel sur l’évolution de RdC :

 

Te rappelles-tu comment RdC en est venue à réorienter son travail en Belgique et sur l’alimentation exclusivement ? Quelles étaient les intuitions/réflexions derrière ces choix ?

 

"Un grand fondateur d’asbl, M. Van der Belen, qui est aussi à l’origine de Quinoa avait mis en route Rencontre des Continents. Cette asbl s’est retrouvée sans véritable projet, mais avec un emploi possible. Le fils de M. Van der Belen, Martin, un grand ami de Michel Luntumbué a proposé à celui-ci de reprendre la coquille vide. Michel désirait innover un travail sur la « créolisation » inspiré notamment des écrits d’Édouard Glissant. Ceci pour promouvoir et soutenir des « fabriques » de savoir comme Michel aimait nommer des alternatives au Sud. Michel m’a demandé de devenir administrateur, ce que j’ai accepté. Mais, voilà que l’asbl à peine relancée, Michel reçoit une proposition de contrat long au Congo. Il a alors demandé à Véronique et moi-même de nous occuper de l’asbl pendant sa mission. Je me souviens lui avoir dit que je n’y connaissais rien en « créolisation », mais que je pouvais apporter mon assiette et ma ficelle. Michel m’a donné le feu vert, ainsi que Véronique. Et voilà Rencontre des Continents envahi par l’approche systémique et la pédagogie de l’anecdote. Quand Michel est rentré en Belgique, il a continué, avec Véronique (qui sera coordinatrice de RdC), ce que nous avions appelé le « volet Sud ». Mais celui-ci ne s’est pas développé et petit à petit, Michel étant très occupé par son nouveau contrat, ce volet fut délaissé. Par contre, le thème de l’alimentation s’est bien développé !"

 

 

La question à 10 000 € qui découle logiquement de cette évolution de « Rencontre des Continents » : est-ce que ce nom est toujours pertinent selon toi ?

 

"Je n’en suis pas certain du tout. Le nom Rencontre des Continents est un héritage d’une histoire compliquée et cela fait un bon moment que nous nous disons qu’il serait temps d’en changer. Mais, comme nous avons une certaine notoriété, comment changer de nom sans perdre nos contacts ? Un joli chantier en perspective…"

 

 

Il me semble que tu as une vision à la fois élargie et très précise de ce qu’est éduquer, peux-tu m’en parler un peu ?

 

"J’ai essayé de pratiquer pas mal de métiers que l’on nomme éducation. Mais qu’est-ce qu’éduquer reste une fameuse question pour moi, peut-être même un mystère. La première idée qui me vient quant aux pratiques que l’on nomme « d’éducation », qu’elles soient du domaine de l’éducation spécialisée (aide à la jeunesse, aux personnes porteuses de handicap…) ou de ce que je nommerais les « éducations à… » quelque chose, c’est qu’elles supposent toutes un engagement, une sorte de passion ou d’enthousiasme, sans lesquels il vaut mieux remplir des boites de conserves. Lors de journées de réflexion au sein du milieu de l’aide à la jeunesse, certains osaient même parler de métier « sacerdotal ». Il y a une composante sacrée, de service, de don, de mystère dans ces métiers. Dès que l’on n’a plus un certain feu sacré, il vaut mieux changer de métier. Je le vis encore pour le moment dans le cadre d’une intervention que je fais au sein d’une grosse structure. Une partie du personnel est fatiguée, en perte de motivation, bref n’a plus ce feu sacré indispensable. Et c’est à chaque fois un drame, très compliqué, douloureux et pour lequel il n’y a pas de solution simple ! Je te propose de développer quelques réflexions concernant nos préoccupations, notre sujet n’étant pas comment je me débrouille avec mes enfants ou des adolescents en crise  !

Daniel, un éducateur à la complexité :

À propos maintenant d’éducation plus proches de notre travail chez RdC  : à l’écologie, à la solidarité, à la citoyenneté… C’est pour moi une question complexe qui exige des réponses complexes. C’est, pour le dire simplement, qu’éduquer c’est toujours beaucoup de choses à la fois, et les pratiques, postures, préoccupations pour être complémentaires sont aussi en tension. Pas de synthèse confortable possible. Vivre sur une crête difficile, toujours en déséquilibre, en recherche, tendu entre des pôles attracteurs. Ceci demande de se permettre une grande souplesse d’identité, pouvoir passer de l’accompagnant, au facilitateur, à l’enseignant, à l’animateur… C’était vrai pour mon métier d’éducateur en Aide à la Jeunesse, ce l’est encore plus pour l’éducation à la citoyenneté, à la solidarité, à l’environnement ou à l’écologie. C’est principalement toujours être en recherche avec d’autres. Et aussi, ne jamais oublier que l’éducateur est un petit animal qui vit toujours en collectif et en reçoit ses mandats et missions. C’est accepter une asymétrie dans la relation qui s’interroge à chaque pas et vise à se dépasser. C’est surtout rester curieux, en recherche dans chaque situation et chaque groupe. C’est à chaque fois, dans chaque situation construire des cheminements et des dispositifs propres à générer des apprentissages. Gaston Bachelard proposait de « Rendre dense le dedans pour rendre vaste le dehors », comme j’aime les boucles, je propose d’aussi rendre vaste le dehors pour rendre dense le dedans. Et pour cela toujours ouvrir, agrandir, complexifier, donner envie de comprendre, d’aller plus loin que là où l’on se trouve. Une de mes grandes références en pédagogie est depuis longtemps André Giordan et l’allostérique. Celui-ci propose, après un travail de synthèse des grandes conceptions et écoles en matière d’apprentissage, de travailler ce qu’il appelle les conceptions. Nous avons toujours déjà des conceptions - Bateson aurait dit une épistémologie). L’apprentissage, c’est modifier, élargir et agrandir nos conceptions. C’est en ce sens que j’avais indiqué, dans un petit texte, une dimension épistémologique à l’éducation. Pour moi, elle est de plus en plus fondamentale en cette époque des opinions reines. Bien évidemment, ce n’est pas la seule attention à développer : ouvrir des débats et des interrogations éthiques, élargir nos sensibilités et nos affectations, tenter de penser ce que serait le bien commun et des façons de vivre dignement, créer du sens et permettre aux personnes de se construire des récits riches sont tout aussi importantes. Il faut aussi sans doute apprendre à distinguer les moments où nous invitons dans notre propre cuisine (venez nous allons faire ceci, nous avons à vous proposer quelque chose) de ceux où nous allons dans le salon des autres (comment allez-vous, qu’est-ce qui vous préoccupe ?).

 

Mais fondamentalement, il me semble intéressant de penser l’éducation avec la métaphore de la conversation : une conversation qui suppose une certaine asymétrie (pourquoi et pour quoi donc suis-je payé et les autres pas), une certaine orientation (reçue de notre appartenance à un collectif, nous ne papotons pas de n’importe quoi et n’importe comment) et de grandes exigences éthiques.

 

Pour être un peu plus métaphorique, j’aime aussi l’invitation d’Antoine de Saint-Exupéry : « Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose… Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer. »

 

L’éducation, je nous invite à la penser comme promouvoir un désir de la mer. Et c’est pour cela qu’il faut soi-même être passionné et avoir le désir de la mer… Si l’on est soi-même éteint, comment pourrions-nous réanimer des lucioles ?"

 

 

 

- FIN de la 1ère partie -


Lien vers la deuxième partie :

https://rencontredescontinents.be/Interview-portrait-de-Daniel-Cauchy-deuxieme-partie.html

 

 

 

Partie 1

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