Journal d’une EFA en mal de terrain ou retour sur non-activités

Nous avons pour habitude de partager avec vous chèr.es lectrices et lecteurs des retours sur nos activités avec le public. Nous souhaitons rendre perceptible ce que nous vivons et expérimentons au sein du collectif et avec le public lors de nos formations. Mais voilà, par les temps qui courent nous n’avons pas grand-chose à nous mettre sous la dent comme rencontres humaines en chair et en os...

 

 

/// Journal d’une EFA en mal de terrain ///

 

15 Octobre

Le cycle Laurier débute dans quelques jours. Je dois encore envoyer un dernier mail aux participant.es avec les quelques infos indispensables au début de parcours. Et quelque part dans la semaine entre deux réunions il me reste à :

-Imprimer le déroulé d’animation, les recettes, les documents à remettre aux participant.es, la liste des inscrite.s...

-Rassembler le matériel d’animation 

-Faire les courses pour l’atelier de cuisine et l’accueil des participant.es

Je suis vraiment enthousiaste à l’idée de débuter ce cycle auquel nous avons commencé à réfléchir depuis un moment déjà avec les volonterres. Entrer enfin dans la matière même si nous ne pourrons pas aborder le tiers du quart de tout ce dont nous avons discuté et que nous aurions eu envie de dérouler, mais malgré tout continuer à co-construire tout en avançant. 

Enthousiaste aussi à l’idée de rencontrer les personnes qui ont choisi de s’inscrire à cette formation. Que tous ces noms sagement alignés dans des tableaux se transforment enfin en visage et en corps. Et que ces échanges de mails administratifs se mutent en échanges de savoir, de savoir faire, de savoir être,  en réflexions, en questionnements... Que cette liste de noms prenne doucement la forme d’un groupe et que se tisse petit à petit une “communauté apprenante”. 

Nous retrouver avec elleux et savoir qu’il y a tant de choses que nous avons envie de partager tout en sachant d’avance qu’il faudra faire des choix. Et puis recevoir tellement que je me rappellerai aussi que je sais si peu et que j’aime tellement apprendre. J’intégrerais une fois de plus pourquoi j’aime ce que je fais.

Bon d’ici là encore un peu de stress logistique mais on y est presque et ce sera récompensé par un délicieux repas convivial ;-)

 

22 Octobre

Réunion d’équipe. 

Je pense d’abord que nous nous retrouvons parce que la “situation sanitaire” du moment nous demande de prendre des décisions concernant le maintien ou non de certaines de nos activités. Nous débattons quelque peu, ou plutôt nous enchaînons les tours de paroles. Nous avons à peine le temps d’effleurer la question complexe de notre rôle d’acteurs et d’actrices éducatifs dans cet étrange contexte, que s’impose petit à petit à nous que, plus que ce que la “situation sanitaire” nous demande de faire, il s’agit surtout pour le moment de répondre à ce à quoi le gouvernement nous enjoint. Et dans cette affaire les ateliers cuisine sauce RdC sont les premiers à passer à la trappe. Nous voilà à nouveau bredouilles. Cela sonne comme un “demain est annulé !” mais probablement que le demain de demain aussi, sauf que personne ne sait jusqu’à quel demain tout ça ira…

Je chancelle entre soulagement et dépit profond. Certes ma semaine de défis logistiques prend une tournure pour le moins décontractée mais mon entrain à poursuivre mes missions dans ces conditions en prend un sacré coup. 

Nous décidons tout de même d’envoyer un mail aux participant.e.s pour leur proposer un premier petit moment de rencontre en ligne. Un signe de connivence pour ne pas laisser s’éteindre nos motivations. 

 

25 Octobre

Nous y voici, il est vrai, chacun.e derrière notre écran, mais au moins nous pouvons dessiner ne fût-ce qu’une image de visage à déposer sur chaque prénom, et même commencer à tracer autour de ces visages des parcours singuliers et esquisser ensemble ce qui nous rassemblera dans les prochains mois. Moment important et riche de partages, mais qui semble néanmoins faire l’unanimité : la majorité d’entre nous n’envisage pas de vivre un cycle comme celui-ci chacun.e chez soi par l’intermédiaire de son ordinateur. 

Ce n’est pas pour ça que nous sommes là ! Ce n’est pas ça que nous cherchons ! Alors nous attendrons que demain soit de nouveau autorisé.

 

22 Novembre

Normalement, se tenait aujourd’hui la deuxième journée du cycle, mais nous ne sommes pas encore demain. Et demain est toujours annulé. Plus d’échéances, l’horizon est brouillé. 

Toutes ces choses qui s’entremêlent semblent prendre une densité, une présence et une texture particulière. Comme un entrelacs d’émotions et de perceptions de ces “effondrements” qui commencent à nous toucher d’une autre manière que ce que nous avions vécu jusqu’à présent. Nous allons devoir “faire avec” et “vivre avec le trouble” paraît-il. Nous allons devoir nous “réinventer”. 

       

Je rage de devoir me mouvoir dans le numérique. Mais au fond est-ce vraiment obligatoire ? Oui nous allons devoir “faire avec” mais jusqu’où ? Je sens comme un borborygme retentir, un étrange mélange de colère et de tristesse. Comme si soudain sous prétexte de “sécurité” et de “responsabilité”, la seule fenêtre qui nous soit ouverte soit ce petit carré numérique. Je ne suis pas en train de le décrier dans l’absolu, ni de nier les possibilités qu’il offre, car elles sont immenses. Seulement je m’y sens enfermée. Certes il y a moyen d’utiliser tous ces outils pour faire de l’éducation. Mais il n’y a rien à faire, je ne parviens pas à faire résonner ça avec tant de choses qui me font vibrer dans mon métier : reliance, soin aux vivants, attention au corps et à la dimension sensible. Ce qui compte et à quoi nous donnons de l’attention dans le vivre ensemble. 

Lorsque l’on a pris l’habitude de porter des lunettes systémiques, accepter d’agir en ne donnant la place qu’à un seul aspect des choses est particulièrement inconfortable voir insupportable. 

Qui acceptons-nous d’oublier ? Que laissons-nous de côté parce qu’ “il le faut bien” ? Pourquoi fait-on de l’éducation ? Pouvons nous vraiment nous permettre d’attendre demain ? Y-a-t-il plus urgent qu’une situation comme celle-ci pour penser, agir et faire ensemble dans le monde réel et expérimenter des territoires partagés ? Y-a-il plus urgent qu’une situation comme celle-ci pour faire enfin compter ce qui est si peu pris en compte dans le monde dans lequel nous vivons ? 

Jusqu’où s’étendent les tentacules de nos “respons(h)abilités” complexes ?

Écrasée sous une avalanche de questions, comme beaucoup de gens, je cherche ma boussole pour temps troubles. Comme beaucoup de gens aussi je perds le goût… C’est le covid ma petite dame !!  

 

15 Décembre

Je perds le goût, c’est vrai, de travailler dans ces conditions de chamboulements covidiens. Mais je ne pourrais pas terminer l’année et tenter de dessiner celle qui vient avec honnêteté sans rendre grâce à toute une autre partie des conditions dans lesquelles je travaille et sans lesquelles envisager de continuer n’aurait pas autant de goût ! Je veux parler de ces personnes et des ces pratiques qui font le collectif auquel je me sens appartenir. Ces attentions et ces égards partagés que nous cultivons, qui sont là dans le fond de nos cœurs, le creux de nos mains, sur le bord de nos lèvres et qui n’attendent qu’un souffle pour être partagés à nouveau dans ces espaces de rencontres vivants et non virtuels que j’affectionne. 

En attendant le grand demain. Pourquoi ne pas réactiver le commun en se retrouvant dehors  ? Afin de continuer à échanger sur ce qui nous anime et sur ce que nous souhaitons transformer ? Une occasion d’éteindre ce carré numérique qui fatigue nos yeux et nos corps pour y remettre du mouvement et observer nos territoires, nos environnements proches… Et pouvoir sortir la tête du guidon, rencontrer des regards bien vivants et rassurants...! Et pour nous tout.e.s aux métiers au contact humain, retrouver le sens d’incarner nos missions d’éducation, en s’adaptant à cette situation inédite (avec masques et distances raisonnable) tout en donnant aussi une porte de sortie à ce petit carré noir... pour continuer à nourrir des horizons inspirants où l’on se rencontre, où l’on continue à rendre digne notre présent...

 

ou retour sur non-activités

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