Avec une soixantaine d’autres association et citoyen.ne.s, Rencontre de continent fait partie du collectif de réflexion et d’action sur une Sécurité Sociale de l’Alimentation (CréaSSA) qui travaille activement pour la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation en Belgique.
Pour vous parler de cette idée et de la nécessité de la concrétiser, nous relayons un excellent entretien avec la docteure en anthropologie sociale Bénédicte Bonzi réalisé par Pablo Maillé pour le média Usbek & Rica.
Bonne lecture.
« Les personnes recourant à l’aide alimentaire vivent dans des conditions précaires, avec notamment des ressources faibles et des problèmes de santé fréquents. Un recourant sur quatre bénéficie par ailleurs d’aides associatives autres qu’alimentaires, et l’aide informelle constitue souvent un complément essentiel. » Tel était le bilan tiré par l’INSEE, à l’été 2022, de l’impact de la crise sanitaire sur le recours à l’aide alimentaire. Un constat tout sauf surprenant pour la docteure en anthropologie sociale à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) Bénédicte Bonzi, dont le dernier ouvrage paru aux éditions du Seuil, La France qui a faim (Seuil, 2023), rappelle qu’une personne sur dix doit, en France, recourir à des dispositifs d’aide alimentaire.
La FDDS a estimé que 600 000 personnes en Belgique (dont 90 000 dans la capitale), soit 5% de la population, ont eu recours à l’aide alimentaire en 2021
« Que l’existence des Restos du Cœur soit devenue indispensable révèle l’absurdité et la triple faillite de notre système agricole, malade d’un bout à l’autre de la chaîne », écrit l’universitaire, car, sur le terrain, « les bénévoles constatent que leur action, loin d’aider à sortir de la pauvreté, consiste surtout à maintenir une paix sociale, en évitant des vols et des émeutes de la faim ». D’où la proposition de Bénédicte Bonzi, qui suggère d’accorder « des droits pleins et entiers » aux personnes touchées par la précarité, notamment à travers l’instauration d’une nouvelle Sécurité sociale de l’alimentation.
Usbek & Rica : Que désigne le concept de « violences alimentaires » que vous forgez dans ce livre ?
Bénédicte Bonzi
Il s’agit de nommer une violence institutionnelle
dont on ne prend conscience qu’en étant au cœur de l’aide
alimentaire ou des luttes paysannes. Ce terme décrit toutes les
situations qui découlent du non respect du droit à l’alimentation
dans un pays où la nourriture circule en abondance. Que ce soit dans
la production semancière ou à l’autre bout de la chaîne, au moment de
choisir son alimentation, il existe de nombreux processus de
confiscation de l’accès à l’alimentation.
Avec cette expression, j’ai voulu mettre des mots
sur ce que je vivais physiquement au sein de l’aide alimentaire,
mais aussi sur la tension qu’exprimaient, auprès de moi, beaucoup
de bénévoles. Au cours de mon enquête, je me suis rendue compte
qu’en distribuant de la nourriture, les bénévoles, non seulement
donnaient à manger, mais ils refrénaient aussi une violence
présente en permanence, en toile de fond. Cette violence n’est pas
commise par les acteurs de l’aide alimentaire eux-mêmes, mais ils
en sont, quelque part, les témoins privilégiés. Car même si elle
est contenue la plupart du temps, il arrive néanmoins que cette
violence explose à certains endroits.
Comment cette violence s’exprime-t-elle ?
Bénédicte Bonzi
Il peut s’agir d’une personne qui vient chercher
une boîte de gâteaux et qui, s’apercevant que la date de
péremption est dépassée, jette la boîte à la figure des
bénévoles en lançant : « Vous me prenez pour un
chien ? » Ou encore de scènes de bagarre entre hommes
s’accusant mutuellement d’être passés devant eux dans la file
d’attente. Ces scènes peuvent être très violentes : j’ai
assisté à une scène où un homme s’est mis à en mordre un autre
et a fini par lui arracher un bout d’oreille… Dans d’autres
cas, cela va moins loin : il peut s’agir de femmes qui
soufflent face à l’insatisfaction de devoir prendre un produit
plutôt qu’un autre alors qu’elles les voient dans les rayons en
face d’elles, par exemple. Mis bout à bout, ces moments très
différents viennent rendre compte du fait que nous sommes bien face
à un climat de violence.
Avec ce livre, vous soulignez le travail indispensable des bénévoles au sein des associations d’aide alimentaire, des « milliers de repas qu’ils distribuent chaque jour », mais aussi le fait que « les causes du mal perdurent ». Quelles sont ces causes ?
Bénédicte Bonzi
Ces causes sont multiples, mais elles sont
principalement liées au choix d’avoir fait rentrer l’alimentation
dans un marché international. De fait, ce choix vient conditionner
la filière agricole et l’agro-industrie : pour produire
ainsi, il faut nécessairement produire trop. Ces surplus créent un
véritable marché de la faim… sans fin. La logique qui prévaut
est celle de l’enrichissement et de la spéculation, alors même
que l’alimentation devrait être un bien sanctuarisé sur lequel on
s’interdit ce genre de pratiques, afin de s’assurer que tous les
gens puissent se nourrir.
De cette logique découle aussi le fait d’avoir
structuré l’organisation alimentaire autour de la solidarité et
de la charité. Du point de vue des bénévoles, cela donne un
sentiment de résistance face au désastre, alors qu’il faudrait
sans doute rétablir un rapport de force pour exiger que les choses
changent. Sauf qu’évidemment, quand on est les seuls à pouvoir
aider des personnes dans le besoin, en souffrance, on ne peut pas se
permettre de les lâcher du jour au lendemain
C’est ce qui vous amène à conclure que « lorsque les bénévoles distribuent leur plat de résistance (…) ils protègent [surtout la société] des conséquences de la pauvreté : vols, révoltes, émeutes de la faim ». Que voulez-vous dire par là ? Pensez-vous qu’il serait préférable de laisser émerger des révoltes massives afin de renverser tout le système ?
Bénédicte Bonzi
Non. Je suis contre la violence et je ne pense pas
qu’il soit préférable d’en arriver là. J’aspire à la
douceur et à des prises de conscience progressives des résistances,
qu’elles soient autour de l’aide alimentaire ou de l’agriculture
paysanne. Mais quand je vois le manque d’intelligence et de courage
politique de ceux qui nous dirigent… Je ne sais pas si on arrivera
à faire changer le système sans violence. Ce qu’on est en train
de traverser avec la réforme des retraites nous montre que la
violence institutionnelle peut être très puissante, très répressive.
C’est cette violence institutionnelle qui fait qu’on en arrive à
des scènes de violences sociales, même si personne n’a envie d’en
arriver là. En cela, mon livre se situe dans une forme d’alerte :
j’essaye d’établir à peu près où on en est, tout en pointant
les risques de cette situation et les alternatives possibles pour ne
pas passer par cette case de violence extrême.
Le problème est que, la plupart du temps, on
s’interdit de critiquer l’aide alimentaire parce que « quand
même, c’est super ce que font ces gens… » Je suis
totalement d’accord avec ce constat, mais il faut le dépasser. Il
faut aussi s’intéresser à ce à quoi font face ces bénévoles.
Quand on opère ce changement de regard, on s’aperçoit qu’il y a
des responsables politiques qui sont alertés depuis des années par
de multiples rapports sur les inégalités et le manque de moyens des
associations d’aide alimentaire. L’annonce récente des 60
millions d’euros supplémentaires pour les « produits
durables » dans l’aide alimentaire est une bonne
illustration de cette inertie : en réalité, cela représente
en réalité à peine 10 euros par personne et par an. On est très
loin d’un changement de système…
« Aujourd’hui, on crée de la compétition entre
les acteurs de l’aide alimentaire au lieu de répondre à leur
besoin de coordination »Bénédicte Bonzi, docteure en anthropologie sociale
En vous lisant, on a pourtant l’impression que cette conscience du caractère structurel des violences alimentaires n’est pas forcément très répandue parmi les bénévoles eux-mêmes.
Bénédicte Bonzi
En effet. Quand on a la tête dans le guidon, on n’a
pas forcément le temps ni le recul nécessaire pour prendre
conscience de ces enjeux. J’ai eu la chance de pouvoir aller plus
loin grâce à mon temps d’enquête et de recherche, mais je reste
une exception au sein des ces milieux. Faire face à cette violence
quotidienne peut être très fatigant, d’autant qu’il n’existe
pas vraiment d’espace de dialogue pour entamer cette réflexion. La
plupart des réunions et des temps d’échanges entre bénévoles
sont consacrés à l’urgence : on essaye de faire au mieux
avec le peu qu’on a.
C’est là où la violence institutionnelle est très
perverse : les différents dispositifs proposés ces dernières
années, comme la loi
de lutte contre le gaspillage alimentaire, viennent intensifier
cette impossibilité de ré-interroger le système. On crée de la
compétition entre les acteurs de l’aide alimentaire au lieu de
répondre à leur besoin de coordination. Plutôt que d’aider à
lutter contre le gaspillage, les associations aimeraient surtout
avoir des approvisionnements corrects, choisir et rémunérer les
paysans qui produisent correctement et dans le respect de la planète.
Mais pour cela, il faut des moyens. Et pour le moment, l’aide
alimentaire en est privée.
La crise sanitaire a permis de faire émerger un nouveau type de cantines solidaires, moins encadrées et plus horizontales. En quoi leur fonctionnement diffère-t-il de celui des Restos du Cœur, par exemple ?
Bénédicte Bonzi
De nouvelles cantines ont émergé pendant la crise
sanitaire tout simplement parce que les gens avaient plus de temps,
et que les centres de distribution traditionnels étaient fermés
pendant les premières semaines, avec bien souvent des bénévoles
âgés contraints de rester chez eux. Ces nouvelles cantines se
situent dans une forme de bricolage qui était, paradoxalement, celle
des Restos du Cœur à leurs débuts. Désormais, avec des milliers
de repas distribués, Les Restos du Cœur ne peuvent plus se
permettre d’être dans cette économie-là : ils font surtout
de la distribution massive, et ils sont soumis aux mêmes contrôles
sanitaires que n’importe quelle industrie agro-alimentaire. Cette
structuration permet de répondre aux besoins massifs des populations
qui en ont besoin. À l’inverse, les nouvelles cantines qui
émergent depuis le confinement permettent à celles et ceux qui les
animent de cuisiner eux-mêmes. Elles ne sont souvent pas contrôlées,
pas très encadrées, et elles permettent de nourrir quelques
dizaines de personnes tout au plus, souvent de manière irrégulière.
Votre livre se conclut par un plaidoyer assez enthousiaste pour l’adoption d’une Sécurité sociale de l’alimentation. En quoi cette proposition permettrait-elle de résoudre une grande partie des problèmes actuels en matière de violences alimentaires ? Et surtout comment convaincre les agriculteurs de passer à ce système, la plupart d’entre eux restant attachés à leur indépendance financière ?
Bénédicte Bonzi
Cette proposition viendrait réduire les risques en
matière de violences alimentaires. Il s’agirait de créer une
nouvelle branche de la Sécurité Sociale. Quand celle-ci a été
créée en 1945, le risque alimentaire n’était pas aussi important
qu’aujourd’hui, on était dans un autre contexte. Aujourd’hui,
quand on regarde l’état de notre pays sur le plan alimentaire, on
voit bien que ce serait une possibilité, et même une nécessité,
pour répondre à la fois à la problématique agricole et à celle
de l’accès à l’alimentation pour toutes et tous. Une Sécurité
Sociale de l’alimentation permettrait en effet de répondre à
l’insatisfaction de beaucoup de personnes qui n’ont pas forcément
recours à l’aide alimentaire mais qui n’ont pas les moyens
d’acheter autre chose que des gros lots en supermarchés.
Concrètement, le financement de ce système serait
basé sur la cotisation et non sur le don, avec une dimension
universelle. Au passage, cela éviterait les violences liées au fait
de devoir prouver et répéter que l’on est pauvre lorsque l’on
veut avoir recours à l’aide alimentaire aujourd’hui. Côté
rémunération des agriculteurs, il s’agirait d’un
conventionnement. Dans une perspective de démocratie alimentaire,
cette dimension est cruciale : là où, aujourd’hui, on est
largement coupé du choix de notre alimentation, ici, on rétablirait
des instances pour décider quel produit serait pris en charge, sous
quelle condition et sous quelle forme. Le dispositif, tel qu’il est
défendu par ses partisans, prévoit de donner 150 euros à chaque
personne par mois pour ces produits conventionnés. Sachant
qu’évidemment, personne ne serait empêché d’acheter des
produits non conventionnés. Pour les agriculteurs, cela permettrait
d’avoir des prix fixes et justes. Pour tous ceux qui sont
actuellement dans des conditions économiques difficiles, il
s’agirait d’un véritable soulagement. Actuellement, nombre
d’agriculteurs ne sont pas vraiment libres : ils sont soumis
aux aides de la PAC [Politique
agricole commune, ndlr], et leur rémunération en dépend
fortement. Sortir de ce modèle-là est une envie globalement
partagée dans la profession, même si cela peut faire peur à
certains.